JO 2024 : la France « woke », Aya Nakamura et le blasphème imaginaire

Dans un pays organisateur soumis aux vents identitaires, la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques a donné lieu à un ouragan inédit, à la fois « queer », « woke » et métis, tel un mirage utopiste.

Aya Nakamura (au centre), ses danseuses et la Garde républicaine, lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, le 26 juillet 2024. © Capture TV France 2 via Bestimage

Aya Nakamura (au centre), ses danseuses et la Garde républicaine, lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, le 26 juillet 2024. © Capture TV France 2 via Bestimage

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  • Mehdi Ba

    Journaliste, correspondant à Dakar, il couvre l’actualité sénégalaise et ouest-africaine, et plus ponctuellement le Rwanda et le Burundi.

Publié le 30 juillet 2024 Lecture : 6 minutes.

« En même temps. » Le 26 juillet, soir de la cérémonie inaugurale des JO, Emmanuel Macron, le président de la République française, s’est fendu d’un tweet tragi-comique pour célébrer, sur le ton de l’autodérision, le featuring inédit qui restera comme le symbole de l’événement.

Aux côtés de la star Aya Nakamura et de ses danseuses, toutes d’or vêtues, la fanfare et le chœur de la garde républicaine accompagnaient joyeusement le mashup entonné par l’artiste francophone la plus streamée au monde (7 milliards d’écoutes cumulées sur Spotify) – de ses célèbres Djadja et Pookie à l’indémodable For Me, Formidable, de Charles Aznavour.

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Sur le pont des Arts cher à Georges Brassens, le choc des symboles valait, c’est le cas de le dire, son pesant d’or. L’improbable fusion entre l’artiste de 29 ans, née à Bamako et élevée à Aulnay-sous-Bois, et cette unité prestigieuse, placée sous la tutelle de la gendarmerie nationale, chargée de rendre les honneurs aux plus hautes autorités de l’État et d’assurer leur protection aura marqué les esprits.

Accompagnée, dans une allégresse réciproque évidente, par les héritiers du Guet royal, ce corps fondé sous les rois francs au XIIIe siècle, Aya Nakamura a incarné avec talent et sans complexe les marqueurs de la culture populaire française de 2024 à coup de punchlines tirées de sa langue créolisée : « En catchana, baby, tu dead ça ! » Quelle saveur d’entendre la Franco-Malienne reprendre dans la foulée les vers d’Aznavour, son aîné français et arménien ! « Je ferais mieux d’aller choisir mon vocabulaire / Chérie, pour te plaire / Dans la langue de Molière. »

Cène chrétienne ou festin des dieux de l’Olympe ?

Au cours de la cérémonie, d’autres symboles tout aussi dérangeants pour les tenants d’une France arc-boutée sur un passé revisité en blanc sur blanc et occultant toute « déviance » non conforme au catéchisme sont venus rythmer ce show de plus de cinq heures orchestré, non sans talent mais avec une audace controversée, par le directeur artistique Thomas Jolly.

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Comme l’apparition de drag queens réunies autour d’un banquet évoquant, selon certains commentateurs outrés, La Cène (célèbre tableau de Léonard de Vinci qui représente le dernier dîner du Christ), tandis que le loufoque chanteur Philippe Katerine interprétait Tout nu, dans le plus simple appareil, la peau peinte en bleu, grimé en Dionysos – le dieu grec de la vigne, du vin, de la fête et de la luxure, alter ego du Romain Bacchus.

Thomas Jolly aurait-il pris le risque de heurter ainsi les chrétiens du monde entier, à l’occasion d’une diffusion suivie par plus de 1 milliard de téléspectateurs, sous le regard bienveillant du Comité international olympique (CIO) et du pays hôte ? Depuis la cérémonie, la polémique n’a cessé d’enfler.

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Et pourtant, dès le lendemain, la source d’inspiration de cette séquence burlesque était révélée sur les réseaux sociaux. Il s’agissait, en l’occurrence, du Festin des dieux, un tableau peint vers 1635 par Jan Harmensz van Bijlert et qui représente les dieux de l’Olympe célébrant les noces de Thétis et de Pélée. Au centre de la tablée, ce n’est pas le Christ mais Apollon couronné qui trône ; et au premier plan, Dionysos se tient allongé.

Mais que dire de ce « trouple qui s’embrasse » (comme le dénonçait, sur un ton indigné, la députée européenne Marion Maréchal) ? Fallait-il y voir la médaille d’or de l’indécence, sur fond de bisexualité masculine fortement suggérée, susceptible de choquer les téléspectateurs par dizaines de millions, ou bien un simple clin d’œil actualisé aux triangles amoureux qui peuplent la tradition littéraire, théâtrale ou cinématographique française, du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand au Jules et Jim de François Truffaut ?

S’étaient joints à cette farandole métissée et hétérodoxe divers symboles et personnages révolutionnaires ou contestataires. Le Ah ça ira ! des sans-culottes, entonné au son saturé du groupe de death metal Gojira, depuis la façade de la Conciergerie, tandis qu’une Marie-Antoinette faussement décapitée chante tout en tenant sa tête sous son bras – une parodie façon Grand-Guignol dénoncée, notamment, par le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon. Mais aussi une recréation in vivo de La Liberté guidant le peuple, ce célèbre tableau de Delacroix, qui évoque, par ricochet, Les Misérables, de Victor Hugo.

Ou encore l’hommage statuaire rendu à plusieurs figures des combats féministes (Olympe de Gouges, Simone Veil, Gisèle Halimi…). Quant à l’incontournable Marseillaise, elle eut pour admirable interprète une cantatrice « racisée », la Guadeloupéenne Axelle Saint-Cirel, Marianne charismatique arborant une coiffure afro.

Marmite œcuménique

Dans leur marmite œcuménique, Thomas Jolly et son équipe avaient également jeté quelques pincées de culture urbaine (BMX, breakdance, basket freestyle…), une référence au gaming (le personnage masqué virevoltant sur les toits, incarné par le freerunner Simon Nogueira, évoque le célèbre jeu vidéo Assassin’s Creed), un détour chez les très français Minions, sans toutefois renier les grands classiques : un french cancan sur les quais de la Seine ou l’air de la gitane Carmen (L’amour est un oiseau rebelle).

Ajoutez à cela les apparitions successives de l’humoriste Jamel Debbouze, de son compère Zinedine Zidane ou de Snoop Dogg, mythique rappeur West Coast, en relayeurs de la flamme olympique, et cette cérémonie en devient un feu d’artifice assumé du « wokisme », ce concept fourre-tout forgé par ses détracteurs plus que par ses adeptes et qui hérisse le poil des conservateurs européens ou américains car il promeut les droits des minorités diabolisées ainsi que leur « visibilité ».

Quant à la France, où l’accueil de cette fresque iconoclaste a été globalement positif même si, à l’extrême droite comme dans les rangs de la gauche radicale (où l’on a blâmé la surexposition du sponsor LVMH, numéro un du luxe), des critiques plus ou moins acerbes se sont exprimées sur tel ou tel volet du show, nombre de ses habitants se sont réveillés de cette parenthèse enchantée comme on émergerait, au milieu de la nuit, d’un rêve exaltant ou terrifiant, le cœur battant.

Liberté, égalité, fraternité

La réalité, celle du « en même temps » macroniste, dont l’éclat a nettement pâli, d’une extrême droite en position de quasi leadership sur la scène politique et d’une gauche qui peine à consolider son unité retrouvée, en ressortira-t-elle transfigurée ? « J’ai voulu faire une cérémonie qui répare, une cérémonie qui réconcilie, mais aussi une cérémonie qui réaffirme des valeurs qui sont celles de notre République – liberté, égalité, fraternité –, et absolument pas aller moquer qui que ce soit. Par contre, si on utilise notre travail pour générer, derrière ce moment d’union, à nouveau de la division, à nouveau de la haine, alors qu’on a constaté que, quand on est ensemble, on peut faire des choses grandes et belles et émouvantes, alors ce serait très dommage », s’est quant à lui justifié Thomas Jolly, en espérant que son rêve utopiste demeurera fidèle au blason de la Ville de Paris et au sort du navire qui orne sa devise : « Fluctuat nec mergitur » – « il est battu par les flots mais ne sombre pas. »

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François Soudan, directeur de la rédaction. © Montage JA; Vincent fournier/JA

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