L’Afrique et le cynisme du monde de l’édition, vus par Ivan Vladislavić

Avec sa novella « La Lecture », l’écrivain sud-africain Ivan Vladislavić s’interroge sur notre capacité à faire preuve d’empathie à l’égard des victimes de groupes armés tels que la LRA en Ouganda. Et, aussi, sur la puissance de la littérature.

Soldat ougandais patrouillant dans le Camp de déplacés 07 Koro Te-Tegu, à Gulu (Ouganda), en février 2006. © José Cendon/AFP

Soldat ougandais patrouillant dans le Camp de déplacés 07 Koro Te-Tegu, à Gulu (Ouganda), en février 2006. © José Cendon/AFP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 30 août 2024 Lecture : 4 minutes.

C’est un tout petit livre, une « novella » pour être précis, d’à peine cinquante pages. Mais c’est aussi un très grand livre. La Lecture, du Sud-Africain Ivan Vladislavić, extrait de son recueil 101 Detectives, s’ouvre sur ces mots : « Elle lisait d’une voix doucement monotone qui se faufilait dans l’esprit ouvert du public comme du sable s’échappant d’un poing fermé ».

L’auteur, enseignant à l’université du Witwatersrand (Johannesbourg), romancier et essayiste, n’est pas du genre à choisir les mots au hasard. Si le titre de la novella peut d’abord laisser penser à un essai sur la lecture, la première phrase, en introduisant un personnage, propulse le lecteur dans un texte de fiction. Qui est donc cette lectrice au ton monotone ? Tout au long des cinquante pages qui vont suivre, Vladislavić distillera subtilement des informations à son sujet.

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Armée de résistance du Seigneur

La seconde phrase nous livre déjà son nom : « C’étaient pour la plupart des auditeurs avertis, amateurs de littérature et observateurs attentifs des pays du Sud, deux cent quatorze au total selon les réponses parvenues à la Literaturhaus, décidés à écouter la triste histoire de Maryam Akello. » La troisième phrase nous indique l’origine de cette lectrice à la « triste histoire » : « Elle lisait dans sa langue maternelle, l’acholi, et à l’exception de son accompagnatrice, assise au milieu de la première rangée, personne dans la salle n’en comprenait un traître mot. »

La Lecture raconte une rencontre littéraire, au cours de laquelle une jeune Ougandaise, enlevée par l’Armée de résistance du Seigneur, la LRA, présente son livre, Sugar, à une assemblée hétéroclite d’intellectuels européens : éditeur, traducteur, étudiants, responsables de maisons d’édition, organisateurs d’événements littéraires, universitaires, africanistes, etc.

Avec une habileté chirurgicale et un regard acide, Ivan Vladislavić s’introduit dans les pensées des uns et des autres tandis qu’ils écoutent lire la jeune survivante. Et en particulier dans le cerveau du traducteur allemand, Hans Günther Basch, qui a longuement travaillé sur le texte et discuté de plusieurs points de traduction avec Maryam Akello. « En fait, lui non plus ne comprenait pas l’acholi, écrit Vladislavić. Pour sa traduction en allemand, il s’était appuyé sur les versions anglaise et française, déjà publiées, et sur les commentaires d’un ami spécialiste de l’Afrique de l’Est à l’Université Gœthe de Francfort. »

S’il s’interroge sur la difficulté de traduire sans trahir, l’auteur s’intéresse surtout à ce que chacun peut percevoir d’un témoignage écrit, à l’empathie dont nous sommes réellement capables. En naviguant dans les pensées des auditeurs, il met au jour les raisons qui les poussent à assister à cette lecture, leur ressenti, leurs petits intérêts. Avec ironie et subtilité, Vladislavić oppose la tragique réalité de l’histoire vécue par Maryam Akello en Ouganda au monde européen de l’édition, qui se nourrit de son histoire, transformant un destin brisé en produit de consommation – un livre – et, peut-être, en succès de librairie.

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Milices en RDC

« Rolf Backer, le grand représentant des éditions Kleinbach, recouvrait son crâne chauve d’un chapeau de feutre qui le faisait ressembler à un écrivain, du moins l’espérait-il, note Vladislavić. Au vestiaire, il l’avait conservé sans considération pour les spectateurs assis derrière lui. Il affirma à son voisin, Théo Van Roosbroeck, un théoricien politique belge qui avait écrit sur les milices en République démocratique du Congo, qu’Akello était une fille courageuse. Et jolie, rétorqua Théo, en dépit de tout ce qu’elle avait subi, bien sûr. Ils convinrent que ce qui lui était advenu était affreux, mais qu’elle avait su surmonter l’adversité de façon vraiment admirable. Par-devers lui, Théo nota que les gens en Europe étaient las d’histoires de ce genre, déprimés comme ils l’étaient, et se demanda si son ami Rolf ne trouverait pas plus facile de commercialiser une autrice donnant l’impression d’être moins résignée sur son sort. »

"La Lecture", du Sud-Africain Ivan Vladislavić. © Éditions Elyzad

"La Lecture", du Sud-Africain Ivan Vladislavić. © Éditions Elyzad

Que peuvent vraiment comprendre les participants à une telle rencontre ? Confrontés aux mots de l’autrice, prononcés dans une langue inconnue, leurs pensées sont plus ou moins cyniques : untel n’est venu que pour accompagner sa nouvelle petite amie, unetelle n’est intéressée que par la tenue vestimentaire de sa voisine, et même la coordinatrice de la Literaturhaus qui organise la lecture a du mal à penser à autre chose qu’au revêtement des sièges de la salle, qu’elle juge « incommode », pour ne pas dire « vulgaire » puisque les coussins produisent parfois des bruits « puérils et obscènes »…

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« Lecteur, ouvre tes yeux »

Dans cette cacophonie de pensées souvent égocentriques, pour ne pas dire mesquines, l’auteur insère l’histoire de Maryam Akello et de son enlèvement, qui font l’essence de Sugar. L’atrocité de ce qu’elle a vécu apparaît bientôt dans toute sa violence. Mais, dans l’assemblée, peu d’auditeurs sont capables de s’intéresser vraiment à ce récit. Ainsi en va-t-il de celui qui n’est venu que pour accompagner sa fiancée. « Le jeune homme, qui n’avait jamais assisté auparavant à une lecture, ressentit le mouvement d’une érection sous l’exemplaire de Zucker [Sugar] posé sur ses genoux, écrit Vladislavić. Sa nouvelle petite amie, avisant sa façon de bouger sur sa chaise en agrippant le livre, se dit qu’elle l’avait peut-être méjugé, c’était après tout un homme sensible. »

Face à l’horreur extrême du récit, seules deux personnes sont en mesure de percevoir la réalité terrible que portent les mots : le traducteur, qui a travaillé sur le texte et eu de longues conversations avec la jeune Acholi, et un poète, Andrij Leonenko. Celui-ci a d’abord noté dans son carnet, à propos de Maryam Akello : « Tu lis les yeux fermés ». Quelques minutes plus tard, il le ressort pour griffonner cette phrase : « Lecteur, ouvre tes yeux ». Une injonction à prêter attention au sens de mots que peu semblent disposés à entendre.

La Lecture, d’Ivan Vladislavić, traduit par Georges Lory, éd. Elyzad, 66 pages, 13­ euros.

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