Nincemon Fallé : « À l’université, on voit le meilleur et le pire d’une vie d’adulte »
Dans « Ces soleils ardents », son premier roman, l’auteur, né en Côte d’Ivoire en 2001, narre les parcours croisés d’Iro et de Thierry, étudiants à l’Université Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan. Interview.
Des amphithéâtres bondés, des étudiants surnommés « les Kosovars », qui, la nuit, dorment dans les locaux de l’université, des professeurs qui couchent avec des étudiants et des étudiantes… Cet état des lieux, saisissant, rappelle celui fait en République centrafricaine par Rafiki Fariala dans le documentaire Nous, étudiants !
Au système qui les écrase les deux protagonistes opposent leur farouche volonté de dépasser le déterminisme. Iro s’adresse ainsi à son ami Thierry : « Les études, le travail, tout ça, ça n’a rien d’un miracle. Le fait que ce soit difficile ne signifie pas que ce soit impossible. Je vois le doute, la peur dans le regard des gens mais, Thierry, je te jure que ce n’est rien comparé à la force dont ils font preuve. Ils enchaînent les petits boulots, bravent soleil et bus irrespirables, dorment dans la rue chez des tuteurs ou dans les amphis, et toutes leurs économies partent en fumée dans les livres de cours ».
C’est cette énergie de l’espoir que montre Nincemon Fallé, celle-là même qui l’a poussé à se porter candidat au Prix Voix d’Afriques, dont il a été le lauréat. Il est la preuve vivante du talent de la jeunesse ivoirienne, qu’il décrit avec finesse et profondeur. Rencontre.
Jeune Afrique : Dans quelles circonstances avez-vous concouru pour le Prix Voix d’Afriques, organisé par les éditions Lattès ?
Nincemon Fallé : Je m’étais lancé comme ultimatum de terminer mon manuscrit et de participer à cette dernière édition du Prix Voix d’Afriques ou bien de jeter ce roman aux oubliettes. En près de trois années d’écriture, de bras de fer avec mes personnages et leurs vies, je ne pouvais me résoudre à ajouter ce projet au cimetière de mes projets inachevés. Je l’ai donc écrit parallèlement à mon travail et je me suis même autorisé quelques petites frayeurs, comme celle de soumettre le manuscrit [au jury] à quelques minutes de la fermeture du site. Dès le départ, j’y ai cru fermement, je visitais le site chaque jour en attendant les résultats et je comparais mon roman à ceux des autres candidats. C’est dire le niveau d’obsession !
Quelle a été votre réaction quand vous avez appris que vous en étiez le lauréat ?
La nouvelle est tombée quand j’avais cessé d’attendre. Le prix était en pleine réorganisation interne, la situation s’éternisait et j’avais fini par croire que l’affaire était close. Le mail d’Anne-Sophie Stefanini [directrice littéraire des éditions Jean-Claude Lattès et membre du jury présidé par Mohamed Mbougar Sarr] a mis mon esprit sens dessus dessous. Pendant plusieurs semaines, j’ai cru rêver.
Comment l’envie d’écrire vous est-elle venue ?
Depuis mon enfance, l’envie de raconter des histoires ne m’a jamais quittée. J’ai grandi en me constituant mon propre univers, en me réfugiant dans des histoires, parfois contre la solitude que j’entretenais en bon introverti. Je puis vous citer tous les dessins animés de mon enfance et vous dire pourquoi ils ont compté pour moi, il en va autant des films et des livres. Je suis passé du dessin à l’écriture, au collège, et je n’ai pas arrêté depuis. Mon expérience de l’université en licence de lettres, mon premier stage, les premières angoisses du passage à l’âge adulte… À chaque moment important j’ai ressenti le besoin de raconter.
« Écrire, écrire jusqu’à ce qu’il ne me reste plus aucune force, plus rien à dire, plus de ressentiment ni de colère, écrire jusqu’à y laisser mon âme. » Est-ce vous qui vous exprimez à travers le personnage d’Iro ?
C’est littéralement ça, mon expérience de l’écriture. Je me suis rendu malade à lutter contre l’envie de remettre la prochaine phrase au lendemain, à aller chercher l’inspiration même quand elle me résistait de la plus vicieuse des manières. La différence entre Ces soleils ardents et les romans que je n’ai jamais achevés, c’est que, pour la première fois, l’histoire ne m’appartenait pas, le message allait au-delà de ma petite personne, ces questionnements me hantaient, écrire revenait à m’exorciser. J’en suis d’autant plus convaincu aujourd’hui quand des lecteurs de Côte d’Ivoire, du Cameroun, de France, du Sénégal ou encore du Canada me disent à quel point ils se reconnaissent en Iro ou en Thierry.
Comment avez-vous imaginé cette narration à deux voix, celle d’Iro, celle de Thierry ?
J’ai d’abord imaginé ce roman comme un récit choral. Je prévoyais de donner une voix à quatre personnages qui se répondraient, et chacun donnerait sa version de l’histoire. Iro et Thierry sont les premiers personnages que j’ai créés, et, sans que je m’en rende compte, il ne restait plus qu’eux, leur amitié, leur rivalité, tout ce qu’ils pouvaient se dire et tout ce qu’ils gardaient pour eux. J’avais l’impression d’être l’arbitre, ou tout au plus un témoin. Je souhaitais encore et encore explorer les ressorts de cette amitié conflictuelle.
Le frère d’Iro se prénomme Nessemon, « le feu n’est pas éteint ». Nincemon/Nessemon, y a-t-il une part autobiographique dans votre roman ?
Oui et non. Nommer le petit frère Nessemon est un leurre destiné à brouiller les pistes du lecteur qui supposerait que Iro est mon parfait alter ego. La vérité est que chacun des personnages a en lui une petite part de moi. N’est-ce pas le propre de toute relation entre un auteur et son œuvre ? Qu’on le souhaite ou non, on se dissémine entre chaque ligne. La fiction redessine la réalité pour lui donner un nouveau corps et un nouveau visage.
« Le feu qui n’est pas éteint, c’est le phœnix qui renaît de ses cendres, c’est la vie qui survit malgré tout », dit le père d’Iro à son fils. Chaque enfant porte un espoir et, en même temps, un fardeau : réussir pour soi et pour sa famille. Ces prénoms sont-ils lourds à porter ?
J’imagine qu’il en va ainsi dans toutes les cultures, mais, généralement, lorsqu’on donne à un enfant un prénom chargé de sens, ne condamne-t-on pas cet enfant à ne faire qu’un avec celui-ci ? Les prénoms guéré ont souvent cette particularité d’agir comme des prophéties, ou de résumer les attentes des parents. Ils sont lourds à porter, certes, mais ils n’en sont pas moins beaux.
Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire sur l’université d’Abidjan, en particulier sur les « Kosovars », ces étudiants qui dorment dans les locaux de l’université ?
L’université est le plus impressionnant repaire d’histoires qu’il m’ait été donné d’habiter. Je trouvais intéressant que tant de jeunes atteignent là la plus grande impasse de leur vie. Tant de nœuds à délier, d’idées à déconstruire pour espérer se faire une place dans la société ! Les « Kosovars » ne représentent qu’une partie de la fresque, et, même s’il le voulait, ce roman ne pourrait pas témoigner de toutes ces individualités.
Thierry s’adresse ainsi à Iro : « Des professeurs couchent avec des étudiantes et étudiants contre des faveurs, des étudiantes vendent leur corps à d’autres étudiants pour survivre, la chair en guise de loyer, l’argent à la place de l’intelligence, et la drogue pour combattre la dépression. Cette université est à l’image de ce pays, elle porte l’essence même de tous ces maux. » Ce constat est-il aussi le vôtre ?
Il est en tout cas celui de nombreux étudiants et diplômés. J’ai vécu mon expérience universitaire avec un détachement que d’autres ne pouvaient pas se permettre. Quand tout ton monde tourne autour des études, tu as forcément des choses à dire. J’ai été celui qui prêtait l’oreille. Les vivants parlent, et les morts aussi, si l’on en croit le récent cas de suicide sur le campus [un étudiant s’est suicidé à la Cité universitaire de Port-Bouët 2, le 10 juillet dernier].
Quand Iro découvre le manuscrit de son père, il se fait cette remarque : « Au détail près, j’eus même l’impression de relire certains passages de mon article […], comme si la vie se révélait n’être qu’un perpétuel recommencement ». L’état de l’université n’a pas du tout changé, en Côte d’Ivoire, depuis quarante ans ?
En l’espace de quarante années, beaucoup de choses changent. Ce serait mentir de dire que l’université n’a pas évolué, mais elle a aussi beaucoup perdu en cours de route, à commencer par son prestige d’antan. Les crises politiques l’ont blessée à jamais. L’augmentation constante du nombre d’étudiants a tendance à aggraver la situation, et rien ne semble répondre aux réelles attentes de ces derniers. Il est profondément triste qu’après toutes ces années on en soit à faire les mêmes réclamations à la virgule près.
Comment les étudiants trouvent-ils la force de lutter contre un système qui les étouffe ? Y parviennent-ils grâce à leur force de caractère, à leur capacité à s’entraider ?
C’est là toute la beauté de l’histoire. C’est une forme d’instinct de survie que de trouver le moyen de résister au désespoir. S’il y a une bonne chose qui ressort de tout ça, c’est la résilience, l’amitié, l’entraide. On en ressort grandi, non pas parce qu’on a eu son diplôme mais parce qu’on a vu le meilleur et le pire de la vie d’adulte.
Le soleil revient souvent dans votre roman, en particulier dans votre titre : Ces soleils ardents, et dans le titre du livre du père d’Iro : Ces soleils incertains. Que représentent tous ces soleils ?
Mes personnages, tout simplement. Et, au-delà, tous ces jeunes qui se battent et qui ne laissent pas l’incertitude éteindre leurs lueurs.
Ces soleils ardents, de Nincemon Fallé, éd. JC Lattès, 306 pages, 20 euros.
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