Côte d’Ivoire : à Kanga Nianzé, sur la route de l’esclavage

Peu de lieux de mémoire de l’esclavage et de la traite négrière existent dans le pays. Et ce village, à une centaine de kilomètres au nord d’Abidjan, est le seul officiellement reconnu.

Des acteurs du Centre national des arts et de la culture (CNAC) se produisent lors de la cérémonie d’inauguration de la stèle commémorative, à Kanga Nianzé, au nord-ouest d’Abidjan, le 6 juillet 2017. © ISSOUF SANOGO/AFP

Des acteurs du Centre national des arts et de la culture (CNAC) se produisent lors de la cérémonie d’inauguration de la stèle commémorative, à Kanga Nianzé, au nord-ouest d’Abidjan, le 6 juillet 2017. © ISSOUF SANOGO/AFP

Aïssatou Diallo.

Publié le 13 octobre 2024 Lecture : 7 minutes.

À Kanga Nianzé, en Côte d’Ivoire, dans la région de l’Agnéby-Tiassa, un mythe se transmet depuis des générations. Après plusieurs jours ou plusieurs semaines de marche, les captifs faisaient escale dans le village pour un rituel sacré : un bain purificateur dans la rivière Bodo qui guérissait leurs blessures et leur faisait oublier leur vie passée. Leur dernier bain avant d’être acheminés par le fleuve Bandama jusqu’à Cap-Lahou, aujourd’hui appelé Grand-Lahou, où ils étaient livrés à des négriers contre des marchandises.

Si cette version est une interprétation de l’histoire qui s’est installée au fil des années, Kanga Nianzé a bien été un lieu de l’esclavage et de la traite négrière transatlantique en Côte d’Ivoire. C’était une étape sur une des pistes du commerce. Tiassalé, située à quelques kilomètres, était un carrefour d’échanges assez important. « Arrivé là, il fallait rendre le produit de traite présentable à l’acheteur. Cela nécessitait un bain, qui avait un caractère purement hygiénique, explique Gildas Bi Kakou, historien chercheur à l’université de Nantes. De plus, rien ne prouve que, lorsqu’on échangeait des esclaves à Tiassalé, la majeure partie du convoi descendait jusqu’à Cap-Lahou. Certains étaient utilisés pour des activités sur place. »

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Inauguration en présence de Kablan Duncan, Kouakou Bandaman, Soglo…

Aujourd’hui encore, la rivière Bodo, réputée intarissable, est sacrée pour les habitants de Kanga Nianzé. Pour permettre à quiconque d’y accéder, la chefferie traditionnelle du village doit effectuer des sacrifices. Le village, originellement habité par les Abés, est devenu cosmopolite au fil du temps, abritant différentes ethnies ivoiriennes ou venues de pays voisins. Ce passé continue de le marquer, jusque dans son appellation, qui est devenue en langue locale Kanga, « esclave », et Nianzé, « vase » : un récipient qui sert à laver les esclaves.

Des villageois participent à un rituel de bain dans la rivière Bodo, comme celui auquel les esclaves devaient se plier avant d’être chargés sur les navires. © REUTERS/Luc Gnago

Des villageois participent à un rituel de bain dans la rivière Bodo, comme celui auquel les esclaves devaient se plier avant d’être chargés sur les navires. © REUTERS/Luc Gnago

En Côte d’Ivoire, c’est le premier lieu de mémoire de l’esclavage officiellement reconnu dans le pays. Répertorié dans le cadre du projet « Les routes des personnes mises en esclavage : résistance, liberté et héritage » – qui recense depuis 1994 les lieux historiques de passage des esclaves dans divers pays africains –, lancé par l’Unesco, une stèle y a été inaugurée en juillet 2017.

Ce jour-là, plusieurs représentants de l’État avaient fait le déplacement : Daniel Kablan Duncan, alors vice-président de la République, la grande chancelière Henriette Diabaté, Maurice Kouakou Bandaman, à l’époque ministre de la Culture et de la Francophonie et l’un des porteurs du projet, ainsi que d’autres ministres. Étaient également présents des personnalités comme le footballeur français Lilian Thuram, l’historien congolais Elikia M’Bokolo ou encore l’ancien président béninois Nicéphore Soglo, parrain du programme de l’Unesco. Après ce premier jalon, la deuxième étape devait consister à inaugurer une stèle à Grand-Lahou. Mais des problèmes internes de chefferie à Lahou-Kpanda ont retardé le projet. Depuis, la dynamique s’est essoufflée – même si l’Office ivoirien du patrimoine culturel (OIPC) a organisé, le 3 octobre dernier, un atelier de validation du formulaire de demande de labellisation, par l´UNESCO, de la route ivoirienne des personnes mises en esclavage.

Site aujourd’hui à l’abandon

Aujourd’hui, sept ans après l’inauguration de la stèle, le site de Kanga-Nianzé semble à l’abandon. À l’entrée du village, on est frappé par la vétusté des bâtiments construits pour accueillir les visiteurs. Des guichets qui ne servent à rien et des toilettes inutilisables dans un bâtiment colonisé par des termites, des margouillats et des araignées. La cour, elle, est envahie par la végétation. Il en est de même pour le chemin menant à la rivière Bodo, qui coule à quelques mètres de là. Lorsqu’un groupe de visiteurs est annoncé, des jeunes – qui s’improvisent également accompagnateurs ou guides de circonstance, moyennant quelques billets – sont chargés de le nettoyer.

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« Depuis l’inauguration, en 2017, j’ai écrit aux autorités pour dire que le lieu était à l’abandon et demander qu’on nous laisse l’exploiter, témoigne Marcelin Golé Oboumou, maire de N’Douci et originaire du village. Ce n’est ni un bien du village, ni un bien de la mairie. Mais si on nous confie la gestion, on peut l’inscrire au budget de la mairie pour mieux l’entretenir. C’est un lieu très important pour nous. Et cela va permettre de développer le tourisme. Les gens vont à Gorée et à Ouidah alors que nous avons aussi des lieux de mémoire. »

Au Grand-Lahou, anciennement appelé Cap-Lahou, où les captifs étaient livrés à des négriers contre des marchandises. © ISSOUF SANOGO/AFP

Au Grand-Lahou, anciennement appelé Cap-Lahou, où les captifs étaient livrés à des négriers contre des marchandises. © ISSOUF SANOGO/AFP

Début novembre, les Compétitions africaines de randonnée pédestre, qui réuniront une vingtaine de pays d’Afrique, d’Asie et d’Europe, ont prévu une étape à Kanga Nianzé. Selon les organisateurs, cette démarche vise à mieux faire connaître les lieux. Le 3 décembre 2023, l’Institut français de Côte d’Ivoire avait organisé une conférence sur le sujet dans le village, suivie d’un spectacle de danse contemporaine de la chorégraphe Jenny Mezile, au lendemain de la Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage.

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Au-delà de ce lieu précis, c’est l’histoire même de l’esclavage qui est peu abordée en Côte d’Ivoire. Sujet tabou, manque de financement pour la recherche, faible intérêt des autorités sur la question… Les raisons ne manquent pas pour expliquer le retard pris par rapport à d’autres pays, tels que le Bénin, le Ghana ou le Sénégal, qui ont tous investi des lieux emblématiques de mémoire. Il est d’ailleurs rare d’associer la Côte d’Ivoire à l’esclavage ou à la traite négrière transatlantique.

« La traite, c’est l’existence d’un réseau d’approvisionnement organisé et stable à même de fournir des esclaves. La capture des esclaves se faisait depuis l’espace septentrional, où il y avait de grands royaumes. Là, il y avait une sorte de mode de production martiale des esclaves à travers les razzias et les raids pour les capturer, relate Gildas Bi Kakou. Le phénomène de l’esclavage est antérieur à la présence européenne. Ce sont des éléments inhérents aux sociétés africaines. »

94 000 déportés

Après la capture, trois principaux groupes de pistes permettaient de convoyer les esclaves vers le sud. Il y avait de nombreuses étapes au cours desquelles il valait mieux connaître des autochtones et avoir conclu un accord avec eux, au risque de se faire capturer avec sa cargaison. Sur la « route » de Tiassalé, par exemple, qui était un grand centre négrier, on pouvait vendre ses captifs. La plupart des traitants y étaient africains. De là, des piroguiers spécialisés pouvaient continuer la descente vers l’océan sur le fleuve Bandama. Là aussi, il fallait respecter plusieurs escales, jusqu’à Cap-Lahou.

À Cap-Lahou, un arbre surplombait le village. C’est sous cet arbre qu’au XVIIIe siècle les captifs étaient parqués avant d’être échangés. Il n’y avait pas de fort, comme ce fut le cas dans d’autres pays. Le relief marin était dangereux. Les navires occidentaux (portugais, anglais ou français) restaient à plus de 2 kilomètres. Trois détonations de canon invitaient à la traite. Ou bien les négriers locaux allumaient un feu pour signaler qu’ils avaient des esclaves. N’étaient interlocuteurs des navires que les traitants ou les populations de l’espace littoral. Ils emmenaient leurs captifs sur les navires dans des pirogues qui pouvaient contenir une cinquantaine de personnes. Ils les échangeaient contre du textile, des armes, du vin, des spiritueux, des cadenas, des barres de fer ou de cuivre et autres articles fantaisie comme des perles, ou des coraux…

« Sur l’actuel littoral ivoirien, Cap-Lahou est le premier port. Cela représente plus de 85 000 esclaves traités, soit environ 25% des ponctions sur ce qui était appelé la Côte des vents, détaille l’historien. Elle part du Cap-Mont, à l’extrême ouest du Liberia, jusqu’à la limite de l’espace N’Zima, au Comoé. »

La stèle commémorative inaugurée en juillet 2017. © Aissatou Diallo

La stèle commémorative inaugurée en juillet 2017. © Aissatou Diallo

« D’après les bases de données des navires, environ 94 000 personnes sont parties depuis la Côte d’Ivoire actuelle. C’est 0,04 % de l’ensemble de la traite, le gros du marché se trouvant surtout en Afrique centrale », précise le professeur Aka Kouamé, historien à l’université Félix-Houphouët-Boigny à la tête d’une équipe pluridisciplinaire recensant les sites liés à l’esclavage en Côte d’Ivoire. La Côte d’Ivoire n’a pas été une place forte du commerce. Mais elle y a quand même participé. On retrouve aujourd’hui les descendants de ceux partis de notre espace aux Antilles, au Brésil, aux États-Unis et en Guyane hollandaise. »

Relancer les fouilles

Aujourd’hui, des bâtisses coloniales sont abusivement prises pour des comptoirs. C’est le cas notamment à Sassandra, où des guides font visiter ce qu’ils présentent comme une cave où étaient entassés les esclaves. Mais pour l’heure, les fouilles archéologiques n’ont pas pu confirmer cette thèse.

« Sur nos côtes, beaucoup confondent la période de la traite, la conquête et la période coloniale. Dans les archives, on trouve des documents qui situent le début de la traite légale vers 1709 et la fin vers 1820 », précise Hélène Kiénon-Kaboré, archéologue à l’université Félix-Houphouët-Boigny, qui a travaillé avec le ministère de la Culture sur le projet de la route des esclaves. Selon elle, plusieurs siècles plus tard, l’archéologie est l’une des rares sources qui puisse fournir des données fiables.

Ses recherches ont contribué à l’identification de lieux et d’objets permettant de confirmer la traite en Côte d’Ivoire. C’est le cas notamment de la découverte et de l’authentification d’un vase français du XVIIe ou du XVIIIe siècle dans l’actuel Grand-Lahou, qui accrédite le passage de négriers dans la zone. L’équipe de chercheurs a déjà mis au jour de nombreux sites et espère obtenir des financements pour relancer les fouilles.

« Lorsqu’on évoque ce sujet, de nombreux décideurs pensent au tourisme. Mais c’est avant tout un devoir de mémoire que de faire de la recherche sur ce sujet sensible, estime Hélène Kiénon-Kaboré. Parfois, sur le terrain, les gens ne disent rien car il y a certes eu la traite négrière, mais aussi l’esclavage. Leurs descendants sont encore là et font l’objet de restrictions dans certaines sociétés. Ils n’ont, par exemple, pas droit à la royauté et ne peuvent prendre la parole sur des questions de terre, de politique… Travailler sur l’esclavage n’est pas qu’une question d’argent. Il en va aussi de la construction de nos êtres et de la structuration de nos sociétés. »

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