Le tour de la Tunisie en 80 mots

À travers mots et expressions typiques du parler de son pays, Emna Yahia Belhaj décortique le présent et ses contradictions dans un livre, « 80 mots de Tunisie », aux éditions L’Asiathèque.

Emna Belhaj Yahia © Capture écran-TV5 MONDE

Emna Belhaj Yahia © Capture écran-TV5 MONDE

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Publié le 1 septembre 2024 Lecture : 4 minutes.

« Yˋaïchek » (merci), « chêhya tayyba » (bon appétit), « rodd bêlik » (fais attention), « koujîna » (cuisine)… Les Tunisiens connaissent ces mots et expressions de la « logha dérija » ou « langue usuelle » du pays du yâsmine (jasmin). Dans 80 mots de Tunisie, l’écrivaine Emna Belhaj Yahia nous offre à contempler tout un panorama de son pays. Le regard incarné de l’autrice, née à Tunis en 1945, se nourrit d’expériences personnelles à propos d’histoires familiales, de personnes disparues, mais aussi sur le temps qui passe. Il se double d’une vision sur les transformations du pays et sa situation économique et sociale… On y retrouve sa patte de romancière (Jeux de rubans, En pays assoiffé), d’essayiste (Questions à mon pays) et son esprit militant, à la fois féministe et humaniste (elle est affiliée à la Ligue tunisienne des droits de l’homme).

Outil linguistique qui réunit

Membre de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts (Be) et du Parlement des écrivaines francophones, Emna Belhaj Yahia s’intéresse naturellement à la langue. La cohabitation de la « dérija », arabe dialectal, et de la « fos’ha » ou arabe classique, est l’une des caractéristiques des pays du Maghreb. Emna Belhaj Yahia s’intéresse particulièrement à cette dérija tunisienne, dont elle écrit : « Ancienne, imagée, conservant la saveur, « nok’ha », des mots de jadis, en symbiose avec l’expérience quotidienne, elle est l’outil linguistique qui, du nord au sud, réunit le vieux et le jeune, « alkbîr was-sghir », le savant et l’ignorant, « al-ˋâlim wal-jâhil », et leur permet de parler par-delà l’accent, les tours de langue liés à l’âge et à la culture ».

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« Tounoubile » ou « karhba »?

Cet arabe tunisien a des origines multiples : « koujîna » (cuisine), « farguîta » (fourchette), « comodîno » (table de chevet) viennent de l’italien, bouquet, famille, plastique (que l’on retrouve par exemple dans « nawwâr plastique » qui désigne les fleurs artificielles) viennent du français. Parfois, les mots évoluent : la voiture, que les parents de l’écrivaine appelaient « tounoubile » (dérivé d’automobile), est devenue « karhba », dont la signification originelle est « électricité ». De façon paradoxale, le « parler français » se dit « klêm el-sûri », sachant que « sûri », qui désigne tout ce qui est occidental, signifie « syrien ». Emma Belhaj Yahia en donne la raison : « L’énigme s’expliquerait par le fait que les premières personnes habillées à l’européenne que les Tunisiens avaient vu arriver chez eux, il y a presque deux siècles, étaient des Syriens. »

Travail d’Arabe?

Parmi les curiosités, il y a aussi l’expression « khidma ˋarbi », (travail d’Arabe) pour parler d’un travail mal fait, heureusement moins usitée après l’indépendance de la Tunisie. « Le portrait de l’Arabe fruste qui a prévalu durant la colonisation n’est pas sans lien avec un arrière-fond historique antérieur à elle », explique l’autrice et, poursuit-elle, « à chaque fois que le rêve d’un « décollage » (un mot devenu à la mode il y a une quarantaine d’années) se heurte à la réalité et ne réussit pas à aboutir, on ressort toute la glose sur les Arabes, leurs défauts, leur gabegie, et la fameuse phrase attribuée, à tort ou à raison, à Ibn Khaldûn, « Ithé ˋouribet’ khouribet’ », « quand les Arabes s’en mêlent, le chaos est proche. » » Elle met cette tendance à « l’autoflagellation » en balance avec la construction d’une figure éclatante de l’Arabe née de l’idéologie nationaliste arabe. Sa conclusion : « Il existe ainsi une sorte d’oscillation entre glorification et mésestime de soi au cœur des générations successives qui tentent inlassablement de contourner les obstacles dressés sur leur route. »

Ons Jabeur et le besoin d’y croire

Parmi les 80 mots de Tunisie, il y a aussi « tfedlik » (plaisanterie) et « sokhria » (ironie) qui renvoient au registre de l’humour. De l’esprit, Emna Belhaj Yahia en fait preuve tout au long de ce livre, entre autres dans le titre des chapitres Bahja : allégresse (Ons Jabeur 1) et Inchiqâq : clivage (Ons Jabeur 2). La championne de tennis tunisienne est révélatrice de deux tendances contraires : « (La Tunisie) a, de toute évidence, besoin d’une championne qui la réhabilite à ses propres yeux, lui redonne confiance en elle-même et en son aptitude à faire face à l’adversité. Besoin de croire que les malheurs qui la frappent depuis une décennie (sécheresse, pénuries, situation économique catastrophique, pouvoir politique personnel, classe politique fragmentée et sans prise sur le réel) vont s’effacer par miracle, « mo’jiza », ou plutôt par un effort extraordinaire dont il se sent soudain capable grâce à Ons. »

Jambes nues

Dans le chapitre suivant, elle déplore que le pays soit coupé en deux, « maqsûm ‘alè chatrîne », en prenant pour exemple les critiques reçues par la même Ons Jabeur sur les réseaux sociaux parce qu’elle ose exposer ses jambes nues au public. L’humour de l’autrice n’est ainsi pas gratuit, au contraire, il est au service d’un propos engagé. Et il a une fonction : « Mes soucis personnels, ainsi que ceux de mon pays, il m’est arrivé de les mettre entre parenthèses grâce à la finesse d’un humour particulier, ce « dhmâr » que j’ai parfois la chance de découvrir chez le Tunisien et qui me fait passer, ne serait-ce que pour un temps, d’un monde sombre et pesant à quelque chose de plus léger qui ressemble à une petite lueur dans une longue nuit. »

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« Sois en vie »

L’un des mots les plus utilisés en Tunisie est « Yˋaïchek », (merci), dont la traduction littérale est : « Que tu vives » ou « Sois en vie ». Emna Belhaj Yahia a su capter sa Tunisie en 80 mots et pour cela et pour toute son indispensable œuvre, on a envie de lui dire : « Yˋaïchek » !

80 mots de Tunisie, d’Emna Belhadj Yahia, L’Asiathèque, 180 pages, 16,50 euros.

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