En Tunisie, un travail de mémoire inédit sur la lutte féministe

À l’occasion de la célébration des droits de la femme en Tunisie, ce 13 août, retour sur deux initiatives qui méritent d’être soulignées, dans un contexte politique plus que tendu.

Des manifestantes dénoncent les violences faites aux femmes, avenue Habib-Bourguiba, à Tunis, le 10 décembre 2021. © Shutterstock/SIPA

Des manifestantes dénoncent les violences faites aux femmes, avenue Habib-Bourguiba, à Tunis, le 10 décembre 2021. © Shutterstock/SIPA

Publié le 13 août 2024 Lecture : 6 minutes.

Dans le centre d’histoire et de documentation féministe Safia Farhat, consacré aux archives de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), les murs immaculés sont revêtus des affiches de la lutte féministe en Tunisie, leur premier Club d’études de la condition des femmes, de Tahar Haddad, jusqu’aux campagnes de l’ATFD. « À l’époque, nous étions seulement une poignée de femmes et nous avons débattu pour savoir comment faire connaître l’association. Notre première action auprès du grand public a été la campagne contre les violences avec le slogan ‘la violence est un outrage, le silence est un tort’ », raconte Nadia Hakimi, militante de longue date.

Cette « poignée de femmes » prend alors de court les autorités en faisant imprimer ses affiches et en les placardant dans cinq grandes villes de Tunisie, à l’époque où le combat féministe était encore tabou au sein de la population. « Puis il y a eu ce moment qui m’a marquée jamais, se souvient Nadia Hakimi : la première femme qui a toqué à notre porte pour témoigner des violences conjugales qu’elle subissait. »

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Alors que, comme tous les 13 août –  date anniversaire de la promulgation du Code du statut personnel (CSP) -, la Tunisie célèbre la Journée nationale des droits des femmes, les féminicides sont en augmentation. L’association Aswat Nissa a dénoncé dans un communiqué treize féminicides depuis le début de l’année 2024 et déplore « une politique laxiste et inefficace de l’État pour lutter contre le phénomène ». Les femmes dans le milieu agricole, main-d’œuvre principale pour l’agriculture tunisienne, sont toujours victimes d’accidents de la route meurtriers dans des 4×4 ouverts où elles sont entassées à vingt ou trente et exposées aux dangers de la route. La dernière tragédie remonte au 6 juillet, lorsqu’un camion transportant des femmes a dérapé et causé la mort de l’une d’entre elles, 50 ans, dans le nord du pays. Les droits des femmes ne sont plus mis en avant dans les débats publics. « Malgré la rupture de la communication avec les pouvoirs en place, l’ATFD a poursuivi ses luttes dans ses axes prioritaires », tient à souligner Najet Gharbi, bibliothécaire du centre Safia Farhat .

Féminicides, violences, exploitation…

Le président Kaïs Saïed a enterré depuis longtemps la question d’une égalité dans l’héritage, l’un des combats des féministes après la révolution, et parle avant tout d’enjeux socio-économiques dans ses discours, que du droit des femmes en tant que tel.

Le seul acquis reste la loi de 2017 contre les violences faites aux femmes qui rencontre des problèmes d’application « liés au conservatisme de certains juges et parfois aussi la résistance des femmes à aller jusqu’au bout de la procédure » selon Nadia Hakimi. Certaines procès ont cependant marqué un pas en avant, comme celui du mari et meurtrier de Refka Cherni, tuée en 2021. L’homme a été condamné à quarante ans de prison en mars dernier, un verdict très symbolique pour les victimes de féminicides.

Malgré certains acquis, aujourd’hui, « l’urgence est de faire en sorte que les Tunisiens s’approprient leur histoire et, notamment, celle de la lutte féministe qui reste toujours remise en question », explique Nadia Hakimi. Les féministes de l’ATFD ont souvent fait l’objet de critiques ou d’insultes, taxées « d’élitistes et de bourgeoises » par des courants conservateurs, « alors que nous avons fait des études de terrain dès 2013 sur la condition de l’ouvrière agricole », poursuit la militante. Sans compter toutes les femmes victimes de violences aidées par les centres d’écoutes ouverts par l’association dans différentes régions.

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Nadia Hakimi se souvient qu’en 2011, lorsque la famille d’une des employées de la famille de Zine el Abidine Ben Ali cherche de l’aide pour s’occuper de son cas (elle avait été emprisonnée à vie), « ce sont des gens, dans la rue, qui leur ont montré le local de l’ATFD et qui leur ont dit qu’on pouvait les aider. Donc, malgré la diffamation, la population sait très bien qui nous sommes et quel est notre rôle ».

Cette femme emprisonnée, il s’agissait de Rachida Kouki, garde d’enfant pour le compte d’un des membres de la famille Trabelsi, séquestrée et battue par la famille, puis condamnée dans un procès hâtif à perpétuité, un an et demi avant la révolution de 2011. Elle sera libérée grâce à l’ATFD et la médiatisation de son cas lui a permis de bénéficier d’une grâce présidentielle en 2012.

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Les gardiennes

« Son histoire comme celle de tant d’autres victimes, doit être archivée et rendue disponible pour le plus grand nombre. Ce qui ressort de ces archives, ce sont aussi les bons moments et les débats féministes, pas seulement la peur et la répression », ajoute Nadia Hakimi.

Pendant longtemps, cette dernière a gardé les archives de l’ATFD chez elle, faute de mieux. Elle représente aussi la mémoire vivante de nombreux moments de l’association. « Pour moi, par exemple, les procès-verbaux par écrit ou dactylographiés de l’association ont autant de valeur que les photos ou les rapports, car ils relatent tout notre travail, nos réflexions et nos débats », ajoute la militante. Sans compter les photocopies, principal outil de diffusion des rapports de l’ATFD, car ses membres ne pouvaient pas faire imprimer leurs ouvrages sans s’exposer à la censure.

Une partie des archives n’a pas survécu aux inondations qui ont touché l’un des locaux de l’ATFD en 2018, « mais nous avons pu en récupérer quelques-uns, en séchant un à un les documents à la main », explique Najet Gharbi.

Aujourd’hui le centre a été inauguré et les militantes cherchent des financements afin de pouvoir recruter davantage de salariés pour trier et numériser les archives, « dont une partie, celles des documents historiques, iront aux archives nationales », précise Najet Gharbi. Le soutien financier est plus que jamais difficile à trouver en cette période complexe. « Depuis le 7 octobre, nous avons perdu des bailleurs de fonds à cause de nos positions », explique Najet Gharbi.

Des parcours exceptionnels de militantes

Un travail au long cours s’annonce pour procéder à l’archivage de la mémoire féministe en Tunisie, qui est aussi complété par une autre initiative, celle du Centre de recherche, d’études, de documentation et d’information de la femme (Credif), un organisme sous la tutelle du ministère de la Femme et de la Famille.

À l’occasion de la Journée de la femme en Tunisie, ce 13 août, le centre a mis en ligne une encyclopédie consacrée à 101 femmes qui ont marqué l’histoire de la Tunisie, de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, brassant les biographies de scientifiques aux militantes communistes. Beaucoup d’entre elles sont encore méconnues du grand public et ne se trouvent pas dans les livres d’histoire scolaires. L’encyclopédie est amenée à être actualisée au fil du temps.

Outre la plateforme numérique, le Credif publie Militantes tunisiennes : des parcours exceptionnels dans l’histoire du mouvement national 1881-1961, un ouvrage en arabe, d’une importance cruciale sur le rôle des femmes dans les mouvements de résistance pendant la période coloniale.  On y découvre ainsi la kerkennaise Khadija Ch’our, qui a porté dans son couffin, caché sous des œufs, des armes pour les Fellaguas, ainsi que des femmes rebelles de Metouia, dans le Sud tunisien, qui ont manifesté lors du 9 avril 1938, l’une des manifestations populaires majeures qui ont conduit la Tunisie vers l’Indépendance.

Les travaux nécessaires à la réalisation de ce livre se sont basés sur les ouvrages de l’anthropologue et ancienne ministre de la femme Lilia Laabidi, ainsi que sur les documentations du Credif et les coupures de presse de la période coloniale. Signe de la valeur de ce travail d’archivage et de mémoire, dès la parution de l’ouvrage, le Credif a reçu de nombreux  témoignages de citoyens de plusieurs régions, qui ont connu des femmes ayant participé à cette période historique, et qui restent encore anonymes.

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