Liberté académique : avis de tempête mondiale
Selon les experts de l’Academic Freedom Index, l’indépendance de la recherche et des universités n’est plus garantie dans de nombreux pays, y compris dans les grandes démocraties.
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Mohamed Tozy
Professeur à Sciences Po Aix-en-Provence, auteur de « Monarchie et islam politique au Maroc », « L’État d’injustice au Maghreb » et « Tisser le temps politique au Maroc » (co-écrit avec Béatrice Hibou).
Publié le 28 août 2024 Lecture : 5 minutes.
Dans un entretien accordé au journal Le Monde, le 1er avril 2024, Katrin Kinzelbach, spécialiste en politique internationale des droits de l’homme, recensait les menaces qui pèsent sur la liberté d’expression en général et sur la liberté académique en particulier. La chercheuse, qui est à l’origine de la création de l’indice annuel de la liberté académique, y invitait les universitaires à prendre leurs responsabilités et à s’exprimer avant qu’il ne soit trop tard.
Banalisation des lois antiterroristes
Son appel est loin d’être anodin. La situation de la recherche scientifique dans le monde est préoccupante, notamment dans les sciences sociales. On pouvait être scandalisé mais pas surpris par les menaces qui pèsent sur l’intégrité physique des chercheurs dans des régimes autoritaires : en février 2016, le corps mutilé d’un doctorant italien, Giulio Regeni, fut retrouvé dans les faubourgs du Caire ; entre juin 2019 et février 2023, l’anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah fut détenue en Iran sans que l’on sache pourquoi. Mais, quand il s’agit de grandes démocraties, qui sacralisent la liberté d’expression et de conviction, on ne peut qu’être sidéré.
Selon l’Academic Freedom Index (AFI), en 2006, un citoyen sur deux vivait dans une zone où la liberté académique était une réalité ; cette proportion est aujourd’hui de un sur trois. L’AFI a constitué la base de données la plus complète au monde sur ce thème. Elle a mis à contribution 3 229 experts de différents pays, qui ont répondu à des questionnaires communs portant sur quatre aspects : la liberté de recherche et d’enseignement, la liberté des échanges universitaires et de diffusion des travaux académiques, l’autonomie institutionnelle, l’intégrité des campus.
Ces données confirment un ressenti né juste après les attentats du 11 septembre 2001 et après la réaction en forme de croisade des Américains, qui a abouti à la banalisation des lois antiterroristes, restrictives des libertés. Ce ressenti nous concernait en tant que citoyens, mais nous étions loin de penser que les chercheurs en seraient affectés dans leur pratique quotidienne. Depuis les événements tragiques du 7 octobre 2023, ce ressenti est devenu une réalité en France, pays des droits de l’homme.
Le conflit à Gaza en ligne de mire
La sacralisation du campus, l’une des dimensions que mesure l’AFI, est profanée. Dans la nuit du 24 au 25 avril 2024, les forces de l’ordre sont ainsi intervenues sur l’un des campus de Sciences Po Paris pour évacuer le site, occupé par quelques dizaines d’étudiants pro-palestiniens. En juillet, le politologue français François Burgat, islamologue depuis les années 1980, a été convoqué et interrogé pendant plusieurs heures par la police pour « apologie du terrorisme » à la suite de propos qu’il avait tenus sur la situation à Gaza et sur la Palestine.
La dégradation des conditions d’exercice de la profession de chercheur en sciences sociales est une réalité tangible. Plus que le manque de moyens financiers, plus que les risques encourus sur des terrains difficiles, plus que la bureaucratisation du métier et que les critiques, fondées ou pas, de collègues en mal de popularité qui déplacent les débats conceptuels dans les médias et sur les réseaux sociaux, ce sont les suspicions de collusion des chercheurs avec leurs objets de recherche, régulièrement alimentées par les pouvoirs politiques, qui sont les plus insupportables. Après les attentats qui ont frappé Paris en 2015, l’aveuglement a atteint ceux qui étaient censés défendre nos libertés.
Manuel Valls, dont la trajectoire idéologique ne surprend plus, a ouvert la porte à une attaque en règle contre les sciences sociales avant que la droite néoconservatrice, soucieuse d’asseoir une nouvelle hégémonie culturelle, ne l’intègre dans son corpus idéologique grâce au renfort de toute une partie de la communauté des chercheurs en quête de sensationnalisme. Quand, en janvier 2016, le Premier ministre socialiste, en principe héritier des Lumières, déclare qu’il en a « assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques » et qu’ « il ne peut y avoir aucune explication qui vaille, car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », la messe est dite. Tout est prêt pour instaurer un dispositif lexical qui impose de fausses équivalences et dresse le tableau des menaces censées peser sur la nation : islamo-gauchisme, wokisme, antisémitisme…
En France, l’angoisse de l’enseignant
Je suis professeur en France depuis une vingtaine d’années, après avoir exercé au Maroc plus de trente ans, dont les deux tiers au temps de ce qu’on appelle les années de plomb, sous le régime autoritaire de Hassan II. Dans l’exercice de mon métier d’enseignant et aussi de chercheur travaillant sur des thèmes sensibles, j’avais bien lu Léo Strauss (en particulier son Art d’écrire), je savais qu’il y avait des lignes rouges et qu’il fallait développer des stratégies très fines pour jouer avec. Mais à aucun moment je n’ai ressenti de peur à l’idée d’aborder certains sujets. L’angoisse était présente, mais on savait que l’université bénéficiait d’un certain égard, que l’objectivité scientifique était reconnue, à condition de rester dans les limites du campus et d’une diffusion de nos travaux dans les cercles académiques.
Après le 7 octobre 2023, en tant que professeur racisé, je me suis pour la première fois posé des questions quant à l’opportunité de prendre des risques dans le cadre d’un cours que je donne depuis cinq ans et qui porte sur la gouvernance de la religion en Méditerranée, et après que le garde des Sceaux a signé une circulaire qui demande aux procureurs d’apporter « une réponse pénale ferme et rapide » à toute manifestation d’antisémitisme ou à toute « apologie du terrorisme ».
J’attendais avec angoisse les conséquences de cette injonction, confirmée par les mises en garde des autorités du CNRS, sur l’obligation de prudence qui est de mise lorsqu’on manie des concepts susceptibles de relever du registre très opaque de l’antisémitisme ou de l’apologie du terrorisme.
Paradoxe du sionisme
L’un de ces cours, au début de novembre, portait sur une comparaison entre Israël et le Liban. Il y était question de la reconduction, par les deux pays, du système ottoman des millet, c’est-à-dire de la dévolution de la gestion des questions de mariage et de divorce aux communautés religieuses, et des problèmes que pose aux couples mixtes l’absence de mariage civil dans ces pays.
Il y était aussi question du paradoxe du sionisme, né dans le contexte des mouvements nationalistes issus des Lumières et désormais porté par un projet millénariste, qui aspire à fonder une théocratie pour un peuple qui se croit élu. Il y était enfin question du projet de la droite israélienne et de celui des islamistes, qui, objectivement, ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, et du fait qu’Israël peut se targuer d’être une démocratie procédurale, mais en aucun cas d’être une démocratie tout court. L’année terminée, mes angoisses se sont en partie dissipées tant les étudiants, bien que venant d’horizons différents, étaient tous mus par une foi inébranlable en la possibilité d’acquérir des connaissances objectives.
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