En Tunisie, un début de campagne marqué par les discours haineux
Si le pays n’a pas été épargné par la violence politique depuis 2011, la campagne en vue de la présidentielle est marquée, sur les réseaux sociaux notamment, par un niveau de brutalité dans les propos qui dépasse largement celui observé en 2019. Sans provoquer, pour l’instant, de réaction officielle.
« On se porterait mieux sans réseaux sociaux », assène Abdelhamid, un vieux routier du bourguibisme installé à Sers (Nord). D’ailleurs lorsqu’il raconte à son petit fils les modestes magouilles électorales de l’époque, ce dernier éclate de rire tant elles lui semblent puériles. Elles ne sont rien au regard de la violence qui s’est emparée des réseaux sociaux depuis que le président Kaïs Saïed a confirmé, le 19 juillet 2024, son intention de briguer un nouveau mandat. « Qu’est ce que cela sera le jour des élections ? », s’interroge Abdelhamid.
Les faits ont démontré dans les dernières semaines que la donne électorale était biaisée et que seul celui qui avait édicté les règles du jeu pouvait y participer. À cette aune et en toute logique, il n’y avait pas lieu d’enclencher des surenchères ni de convoquer, à chaque prise de parole, le fameux ennemi commun invisible mais omniprésent, cher aux mouvements populistes.
Pourtant, tout se déroule comme si une réelle campagne s’imposait, comme s’il fallait convaincre, alors que le clivage de l’opinion est tel que les choix sont déjà faits. « À moins qu’il nous faille ce temps violent comme un exutoire, une catharsis, une nouba pour apaiser les esprits », assène un sociologue le plus sérieusement du monde.
Dans cette atmosphère délétère, certains se demandent « pourquoi est-ce que les Tunisiens devraient se rendre aux urnes le 6 octobre, quand le résultat est couru d’avance ? » Et d’autres feignent de tenir vraiment une campagne électorale sur les réseaux sociaux en attendant le coup d’envoi de la campagne officielle, le 14 septembre. « Ce n’est pas de la politique mais de la propagande, et elle est d’autant plus visible qu’elle donne dans la violence, la vulgarité, tout ce qui peut choquer et faire du buzz », résume un spécialiste de la toile.
Il rappelle que les élections précédentes de 2019 avaient aussi connu leur lot de violence cybernétique, avec l’intervention d’escadrons de faux profils et de faux comptes qui se démenaient, depuis des plateformes hébergées à l’étranger, pour influencer l’opinion. Le même phénomène se reproduit cette année mais avec cette fois une polarisation très forte, quasi insoutenable, entre les partisans de Kaïs Saïed et les autres, tous les autres de manière indistincte, perçus comme des détracteurs, voire des traîtres au projet du président.
Déchaînement de haine
La confusion est telle que l’on peut penser que ceux qui se présentent comme des soutiens de Kaïs Saïed, et qui profèrent des menaces sur les réseaux sociaux, ne sont pas de vrais supporters du président mais des profils servant à lui nuire. Que ce soit le cas ou non, ils réussissent en tout cas à semer le doute. À l’image d’un certain « Ramzi Bacha » qui interpelle Kaïs Saïed en lui enjoignant de fermer les frontières et de les laisser – lui et ses comparses – « régler leur compte aux traîtres », tout en menaçant, « si ces scélérats ont réussi à s’échapper », de s’en prendre « à leurs femmes et leurs filles, de les violer » et de leur faire subir diverses exactions. Un délire que certains ont applaudi, et que d’autres ont rejeté, mais qui n’a laisse personne indifférent. À l’exception des autorités : aucune voix officielle ne s’est élevée contre le contenu de telles vidéos.
Il faut dire que ce déchaînement de haine est favorisé par le clivage entretenu par les propos du président qui stigmatisent des franges de la société et, selon Michaël Ayari de Crisis group, « contribuent enfin à désinhiber le désir de vengeance des catégories les plus modestes de la population, contre la classe moyenne, dont la plupart des membres ont pu, au fil des générations, bénéficier d’une largesse quelconque de l’État et du pouvoir politique ».
Depuis 2011, la Tunisie a connu la violence politique avec la mort violente de politiques dont Lotfi Nagdh, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, mais aussi avec les tensions extrêmes qui ont entouré les activités de certains partis politiques, notamment Nida Tounes, l’apparition des extrémistes religieux et l’organisation d’attentats. L’opinion pensait toutefois que la question avait été évacuée en juillet 2021 par Kaïs Saïed lui-même. En effet, il avait assimilé la gabegie, les tensions et les voies de faits dans l’hémicycle à un péril imminent qui lui a permis d’activer l’article 80 de la constitution et de s’emparer de tous les pouvoirs.
« Dans la rue, au volant, la société est minée par une agressivité permanente »
« J’aurais voulu que le président, si prompt à évoquer des complots dont on ne sait jamais s’ils sont vrais, mette le hola aux excès de ses supporters. Cela est inutile et ne fait qu’approfondir les dissensions », lance une jeune militante féministe qui, à l’occasion de la fête nationale de la femme le 13 août, a suivi le mouvement protestataire contre la violence faite aux femmes. « Le silence du président peut lui coûter des voix de femmes, si vraiment elles comptent pour lui », assure la militante qui souligne le recul de la condition féminine et la multiplication d’une violence ordinaire qui se banalise. : « Dans la rue, au volant, la société est minée par une agressivité permanente et les femmes en sont souvent l’objet ».
La perplexité est grande et il a fallu les rassemblements du 13 août pour rompre le tabou, d’autant qu’en cette période pré-électorale les responsables sont aussi attendus sur ces questions de sécurité et d’application des lois.
Le mouvement Hak – issu de la fusion, fin 2023, du mouvement Machrou Tounes, du groupe La jeunesse alternative et de Derâa Al Watan – a dénoncé un discours haineux à l’encontre des opposants et des dirigeants des partis politiques, autant qu’une incitation à une effusion de violence civile, et a porté plainte contre « Ramzi Bacha » et ses émules. Mais « cela n’aura aucun résultat, aucune conséquence », souligne une tiktokeuse qui passe, sans états d’âme, de la promotion d’une crème de jour à celle d’une idée politique pour peu qu’elle soit assez surprenante, scandaleuse pour lui assurer des clics. Mais qui se refuse à faire dans la diffamation : elle pourrait être poursuivie, contrairement aux chimériques faux profils qui interagissent de manière plus authentique que nature.
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