Membres de l’Association des étudiants musulmans nord-africains (Aemna) en 1930. © Domaine Public
Membres de l’Association des étudiants musulmans nord-africains (Aemna) en 1930. © Domaine Public

Étudiants marocains en France : une arrivée tardive mais durable

Dernier des États d’Afrique du Nord à entrer en contact avec les pays occidentaux, et surtout à être occupé par une force étrangère, l’Empire chérifien a pourtant envoyé des étudiants en France et en Europe dès le règne du sultan Moulay Hassan (1873-1894), soit des lustres avant le protectorat.

Publié le 2 septembre 2024 Lecture : 5 minutes.

Bibliothèque centrale de la Sorbonne, à Paris, vers 1900. © Montage JA; Neurdein/Roger-Viollet
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Les étudiants égyptiens et maghrébins en France pendant la colonisation

Initiée par Bonaparte, la prise de contrôle par la France d’une grande partie du nord de l’Afrique s’est très vite accompagnée de l’arrivée à Paris d’étudiants maghrébins et égyptiens. Paradoxalement, beaucoup de futurs militants et dirigeants indépendantistes du XXe siècle viendront ainsi se former au cœur de la puissance coloniale.

Sommaire

Les étudiants égyptiens et maghrébins en France pendant la colonisation (4/4) – Maints spécialistes de l’histoire du Maroc considèrent le sultan Moulay Hassan comme le dernier grand souverain alaouite du XIXe siècle. Après sa disparition et l’accès au trône de son fils cadet Moulay Abdelaziz, le Maroc va être la proie de l’ambition impérialiste des puissances européennes. Et c’est ce dernier, certainement afin d’éviter le démembrement et la perte de sa souveraineté, qui va envoyer des dizaines d’étudiants marocains acquérir les sciences et les techniques occidentales. En France bien sûr, mais aussi en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie ou en Espagne. C’est ainsi qu’en 1885, on trouve une demi-douzaine d’étudiants marocains en formation à l’École de génie de Montpellier, dans le but d’aider à moderniser l’armée chérifienne.

Passé par l'université française, Ahmed Balafrej devint le premier ministre des Affaires étrangères du Maroc indépendant, en 1956. © Montage JA ; DR

Passé par l'université française, Ahmed Balafrej devint le premier ministre des Affaires étrangères du Maroc indépendant, en 1956. © Montage JA ; DR

Durant les deux premières décennies du XXe siècle cependant, les étudiants marocains en France sont très peu nombreux. La raison en est évidente : le protectorat n’est instauré qu’en 1912. Soit assez tardivement par rapport à la Tunisie ou à la colonisation de l’Algérie. Les effectifs demeurent faibles entre les deux conflits mondiaux, ce qui s’explique sans doute aussi par la façon dont l’occupation française est menée. Hubert Lyautey, le premier commissaire résident général, est respectueux de la civilisation musulmane et de l’Empire chérifien. Il entend à plusieurs égards protéger la monarchie et les mœurs marocaines et éviter une « algérisation » du Maroc.

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Cette conception à la fois sociale, politique et anthropologique touche tous les domaines de la vie publique, y compris l’instruction. Comme Lyautey séparera la médina de la ville moderne européenne, il va séparer les « collèges musulmans » des lycées français ouverts, eux, aux enfants des militaires et des colons. Ainsi, peu « d’indigènes », généralement issus de la bourgeoisie marocaine, fréquenteront les lycées français. C’est ce qui explique, dans un premier temps, le faible nombre d’étudiants marocains en France.

En 1928, on compte 15 étudiants marocains en France. Ils seront 33 en 1933. Rapporté aux autres pays du Maghreb, le chiffre est risible. Toutefois, le nombre ne fait pas toujours la force et les quelques étudiants marocains présents en France vont être propulsés au-devant de la scène médiatique internationale avec la promulgation du dahir (décret) berbère, en 1930, par les autorités protectorales de Rabat. Pour mémoire, celui-ci « […] transforme la jama’a judiciaire en tribunaux coutumiers. Cette conversion facilite l’introduction dans le monde berbère des avocats et des hommes de loi français », note Daniel Rivet dans Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation (Arthème Fayard, 2010).

Une onde de choc qui secoue la oumma, car le décret des Français est perçu comme une attaque contre les principes de l’islam. « L’affaire du dahir berbère ne marqua pas seulement la prise de conscience du nationalisme marocain, il intégra le Maroc musulman à l’islam œcuménique, en faisant participer tous les fidèles aux épreuves de leurs frères maghrébins. L’affaire, savamment orchestrée par Chakib Arslan, prit une ampleur orientale », résume l’historien Charles-André Julien dans L’Afrique du Nord en marche, 1880-1952 (Omnibus, 2002).

Le dahir berbère met le feu aux poudres

À Paris, l’Association des étudiants musulmans nord-africains (Aemna) apporte tout son soutien à la cause marocaine. « La campagne d’agitation contre le dahir dut beaucoup à l’Aemna, confirme l’historien Charles-Robert Ageron. Mohamed Hassan el-Ouazzani se fit l’agent de liaison quasi officiel entre Genève et Rabat, cependant que plusieurs étudiants marocains de Paris s’improvisèrent journalistes et pamphlétaires. Ahmed Balafrej publia rapidement une brochure au titre clair, Diviser pour régner (c’était la devise avouée des berbéristes français), cependant que El-Ouazzani prépara un manuscrit qui, remanié par Balafrej, El Kholti, Mohammed El Fassi et le Français Daniel Guérin, fut édité en février 1931 sous le titre Tempête sur le Maroc. L’ouvrage était attribué à un prétendu Mouslim Barbari, pseudonyme vengeur qui affirmait en somme qu’un Berbère était avant tout un musulman. »

Mohamed Hassan el-Ouazzani est souvent considéré comme l'un des pionniers du journalisme politique au Maroc. © DR

Mohamed Hassan el-Ouazzani est souvent considéré comme l'un des pionniers du journalisme politique au Maroc. © DR

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Parmi les nombreux étudiants passés en France, Ahmed Balafrej est le plus emblématique. Futur rédacteur du Manifeste de l’Istiqlal, le parti indépendantiste qui mènera la lutte pour l’émancipation du royaume, il réalise son cursus universitaire à Paris, où il est l’un des fondateurs de l’Aemna. En 1930, il en est le secrétaire général et se fait rapidement remarquer lorsqu’il propose d’exclure tous les étudiants maghrébins naturalisés. Ce qui amènera une scission au sein de l’association estudiantine. Graduellement, Ahmed Balafrej va imprégner l’Aemna d’arabisme. À ses yeux, aucun étudiant maghrébin non-arabisant ne peut être utile à son pays. Cette prise de position radicale vient à la suite de l’organisation en Tunisie du Congrès eucharistique de Carthage, qui s’est tenu l’année même où était promulgué le dahir berbère. Une maladresse manifeste des pouvoirs coloniaux qui va donner aux étudiants maghrébins, dans leur ensemble, le sentiment que Paris fait preuve d’anti-arabisme et d’anti-islam.

Ahmed Balafrej rédigea le Manifeste de l'Istiqlal, parti indépendantiste dont il fut l'un des fondateurs. © AFP

Ahmed Balafrej rédigea le Manifeste de l'Istiqlal, parti indépendantiste dont il fut l'un des fondateurs. © AFP

C’est également dans la capitale française, dans le milieu estudiantin, que le mouvement des « Jeunes Marocains », à l’instar des « Jeunes Tunisiens » ou des « Jeunes Algériens », verra le jour. « Il regroupe des jeunes gens diplômés des universités françaises, liés avec des hommes de gauche parisiens, mais en relation aussi avec Chakib Arslan. Leur activité, menée en même temps à Paris et au Maroc par leurs journaux Le Maghreb et L’Action du peuple, tend à fixer une doctrine et à regrouper les éléments épars du nationalisme autour de revendications générales acceptables pour tous », explique l’historien Henri Grimal.

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Ces militants issus du monde des étudiants seront le fer de lance de la protestation nationaliste au Maroc. En 1934, ils se font remarquer par un coup d’éclat resté dans les mémoires : lors d’une visite du sultan à Fès, ils l’accueillent en scandant le terme « Malik », c’est-à-dire « roi ». Plus tard, ce sont encore des hommes issus de leurs rangs, comme Balafrej ou el-Ouazzani, qui vont mettre sur pied le Comité d’action marocaine, prélude au parti de l’Istiqlal. Aucun doute possible : le nationalisme marocain puise sa matière grise au Quartier latin.

Un partenariat qui se poursuit

Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les mouvements de décolonisation bousculent les colonies françaises, le nombre d’étudiants marocains en France, dont le cursus est désormais financé par l’Istiqlal et le Palais, augmente régulièrement. Étrangement, la Résidence continue également à octroyer des bourses pour le supérieur. « À la rentrée 1947, le protectorat s’y met aussi, précise l’historien Pierre Vermeren. Le directeur du paysannat, Jacques Berque, délivre 30 bourses pour les agronomes, et la Direction de l’instruction publique (DIP) 18 pour des études portant sur des matières non enseignées au Maroc. » À la veille de l’indépendance, 300 étudiants gagnent chaque année les bancs des universités hexagonales.

Après 1956, un système de coopération se mettra en place. Dans les années 1970 et 1980, le roi Hassan II attribue régulièrement des bourses aux bacheliers marocains dont la première destination universitaire reste la France, malgré les difficultés croissantes pour y entrer et y séjourner. « Les Marocains, première communauté étrangère estudiantine en France », titrait encore le quotidien Le Monde dans son édition datée du 25 septembre 2019. Ils étaient, cette année-là, 40 000, soit le plus fort contingent dans le pays.

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