Edme François Jomard entouré de membres de la Mission égyptienne à Paris. © DR
Edme François Jomard entouré de membres de la Mission égyptienne à Paris. © DR

Comment Napoléon a ouvert les portes des universités françaises aux étudiants égyptiens

Avec l’arrivée de savants français sur son sol lors de l’expédition militaire de Bonaparte en 1798, l’Égypte fut le premier pays d’Afrique à développer des relations culturelles avec la France. En envoyant ses jeunes à Paris, il fut aussi à l’avant-garde de la diffusion de la philosophie des Lumières au sud de la Méditerranée et à l’éclosion de la Nahda, la Renaissance arabe du XIXe siècle.

Publié le 30 août 2024 Lecture : 5 minutes.

Bibliothèque centrale de la Sorbonne, à Paris, vers 1900. © Montage JA; Neurdein/Roger-Viollet
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Les étudiants égyptiens et maghrébins en France pendant la colonisation

Initiée par Bonaparte, la prise de contrôle par la France d’une grande partie du nord de l’Afrique s’est très vite accompagnée de l’arrivée à Paris d’étudiants maghrébins et égyptiens. Paradoxalement, beaucoup de futurs militants et dirigeants indépendantistes du XXe siècle viendront ainsi se former au cœur de la puissance coloniale.

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Les étudiants égyptiens et maghrébins en France pendant la colonisation (1/4) – 1798 est une date cruciale dans les relations entre la France et l’Égypte. C’est la fameuse expédition de Napoléon Bonaparte. Son aspect militaire est évident, mais il ne doit pas en occulter complètement sa dimension culturelle. Naturalistes, biologistes, archéologues, historiens, géographes, géomètres… Pratiquement toutes les disciplines sont représentées parmi les plus de 150 savants qui accompagnent cette campagne inédite.

L’attachement des Français de l’époque à l’avancement des sciences est une réalité. Ajoutons que la France n’a pas attendu Bonaparte pour découvrir l’Égypte : le général et futur empereur est un pur produit de l’orientalisme et de l’égyptomanie qui soufflent sur l’Europe occidentale durant le siècle des Lumières. Quant aux locaux qui ont vu arriver l’expédition, d’aucuns estiment que la présence des savants aux côtés des soldats a constitué une sorte d’électrochoc pour nombre d’entre eux. Qui, moins d’une génération plus tard, enverront à leur tour des étudiants dans les universités françaises.

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Quel effet la découverte de la capitale française a-t-elle produit sur ces visiteurs ? Pour le savoir, citons ce passage : « Il apparaît à qui contemple l’état présent des sciences, des disciplines littéraires et de l’industrie, que les connaissances humaines, propagées dans la ville de Paris, y ont atteint leur apogée. Aucun parmi les sages d’Europe – semble-il – ni même parmi les Anciens n’égalent ceux de Paris. […] Mais, dans la plupart des sciences et des arts théoriques, qu’ils connaissent d’ailleurs à fond, ils professent certaines croyances philosophiques que la raison d’autres peuples n’admet pas. Cependant, ils revêtent ces idées de couleurs si spécieuses et les soutiennent si fermement qu’elles apparaissent réelles et exactes . »

Paris, perle de la civilisation occidentale

Cet extrait provient d’une relation de voyage du XIXe siècle. Pas n’importe laquelle : celle de Rifâ’a al-Tahtawi (1801-1873) dans son fameux ouvrage L’Or de Paris (1834). L’auteur – un imam en provenance de l’université d’Al-Azhar, au Caire, fondée par la dynastie chiite des Fatimides en 972 – y relate à destination de ses compatriotes son expérience parisienne. Il a été missionné par le vice-roi d’Égypte, Mehmet Ali, afin de superviser un groupe d’étudiants égyptiens, c’est-à-dire veiller à leur santé spirituelle dans une contrée chrétienne où le risque de déperdition est grand.

Attention toutefois à ne pas réduire son rôle à celui d’un simple gardien des mœurs. Le religieux, souligne l’essayiste Abdesselam Cheddadi dans son essai Culture arabe, pensée universelle (Marsam, 2014), s’avérera être un intellectuel hors norme : « À la fin du XIXe siècle, Tahtawi a été l’un des premiers à tenter d’adapter au goût de la Nahda (le mouvement de renaissance culturelle qui souffle à l’époque sur le monde arabe, NDLR) les idées politiques modernes comme celles des libertés individuelles et de la lutte contre l’absolutisme et la tyrannie […], en essayant de montrer qu’elles sont en harmonie avec la tradition religieuse musulmane. »

La France, à la source de la Nahda

Une Nahda qui, justement, trouve sa source à la fois dans la venue de Bonaparte en Égypte et dans l’envoi d’étudiants en France qui s’est ensuivi. Et cette Renaissance arabe va dès lors s’étendre dans tout le Proche-Orient. Plus encore, « c’est Al-Tahtawi qui va introduire dans le vocabulaire arabe la notion de citoyenneté, rapporté de son voyage en France […]. Al-Tahtawi insistera aussi sur l’importance de l’éducation et la nécessité de se doter d’institutions académiques et scientifiques à l’instar des Européens », précise le penseur libanais Georges Corm, disparu le 14 août dernier, dans Pensée et politique dans le monde arabe. Contextes historiques et problématiques, XIXe-XXIe siècle (La Découverte, 2016).

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Rifa’a Al-Tahtawi (1801-1873), l’une des figures de la Nahda au XIXe siècle. © Montage JA; DR

Rifa’a Al-Tahtawi (1801-1873), l’une des figures de la Nahda au XIXe siècle. © Montage JA; DR

Recentrons-nous maintenant sur les étudiants du pays du Nil en France. À n’en pas douter, « un signe concret de l’amitié franco-égyptienne est l’envoi à Paris, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, de jeunes égyptiens qui viennent y recevoir une formation secondaire et supérieure », explique l’historien Pierre Moulinier dans Les Étudiants étrangers à Paris au XIXe siècle (Presses universitaires de Rennes, 2012). Comme l’indique le titre de cet essai, c’est la capitale française, dans les périmètres de son célèbre Quartier latin, qui accueille le plus grand nombre de ces visiteurs.

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Le premier contingent d’étudiants est accueilli à l’École égyptienne de Paris, mise sur pied en 1826. La campagne d’Égypte est alors dans la mémoire des Français, et les scientifiques y ayant participé sont encore nombreux à exercer dans la capitale. C’est le cas d’Edme François Jomard (1777-1862). Ce géographe et archéologue ouvre grand les portes de l’École égyptienne aux étudiants orientaux. Il l’a ailleurs conçue pour eux. En 1833, l’école compte 115 élèves. L’un d’entre eux, le Cairote Ali Mubarak, arrivé en 1826, obtiendra un doctorat en médecine, ce qui fera de lui le tout premier médecin égyptien formé en France.

À la délégation estudiantine menée par Al-Tahtawi, demeurée célèbre parce qu’elle est inaugurale, succèdent de nombreux autres groupes, comme le détaille Pierre Moulinier : « Sous le Second Empire, plusieurs missions scolaires se succèdent dans la capitale : une promotion de 20 élèves est envoyée à Paris en 1855. En 1862, 14 nouveaux élèves viennent se perfectionner en médecine et chirurgie, suivis jusqu’en 1868 par une vingtaine d’étudiants. Enfin en 1869, à l’initiative du colonel Mircher-Bey, l’Égypte, seule nation probablement à prendre cette initiative, loue un local au 97, boulevard Saint-Michel, qui abrite une nouvelle école égyptienne ainsi qu’un pensionnat calqué sur les lycées français : elle reçoit 60 élèves inscrits dans les établissements secondaires et des facultés et partagés entre ceux qui suivent l’enseignement secondaire français et ceux qui fréquentent les facultés et les grandes écoles. » Les étudiants sont admis dans des disciplines scientifiques aussi bien que techniques que littéraires.

Des échanges préservés depuis deux siècles

Lorsque le pays des pyramides tombe sous le joug anglais, le nombre d’étudiants égyptiens venant en France tend naturellement à fondre. Mais Paris ne l’entend pas de cette oreille. Si Mahomet ne va pas à la montagne, la montagne viendra à Mahomet. En 1891, les Français créent l’École de droit du Caire. Rattachée à l’université de Paris,  elle propose un cursus calqué sur le système scolaire métropolitain, évidemment couronné par un baccalauréat. Les bacheliers égyptiens peuvent ainsi poursuivre leurs études supérieures dans leur pays comme s’ils étaient inscrit en France.

Cette tradition s’est poursuivie jusqu’au début du XXIe siècle. Aujourd’hui, sur les 412 000 étudiants étrangers qu’accueille la France, 2 930 viennent du pays du Nil. Et pour les aider à s’installer, l’Association des étudiants égyptiens en France (ADEEF) offre à certains d’entre eux des bourses. Quant à l’Institut français en Égypte, il continue de proposer à ceux qui le souhaitent de préparer leur cursus universitaire en France. Comme un lointain reflet des relations culturelles entre les deux pays, inaugurées lors de l’expédition de Bonaparte et qui n’ont, depuis,  jamais cessé.

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