Ferhat Abbas (2e en partant de la droite) lors du congrès de l’Union générale des étudiants musulmans algériens, à Tunis en juillet 1960. © Archives Jeune Afrique
Ferhat Abbas (2e en partant de la droite) lors du congrès de l’Union générale des étudiants musulmans algériens, à Tunis en juillet 1960. © Archives Jeune Afrique

Quand l’indépendance algérienne se fabriquait dans les amphis parisiens

Dès l’arrivée des Français en Algérie, au XIXe siècle, les universités parisiennes ont formé des jeunes venus de la rive sud de la Méditerranée, dont de nombreux futurs leaders de l’Algérie indépendante. Une tradition d’accueil et d’échange aujourd’hui dégradée, en raison notamment des positions anti-immigration de la droite française.

Publié le 31 août 2024 Lecture : 6 minutes.

Bibliothèque centrale de la Sorbonne, à Paris, vers 1900. © Montage JA; Neurdein/Roger-Viollet
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Les étudiants égyptiens et maghrébins en France pendant la colonisation

Initiée par Bonaparte, la prise de contrôle par la France d’une grande partie du nord de l’Afrique s’est très vite accompagnée de l’arrivée à Paris d’étudiants maghrébins et égyptiens. Paradoxalement, beaucoup de futurs militants et dirigeants indépendantistes du XXe siècle viendront ainsi se former au cœur de la puissance coloniale.

Sommaire

Les étudiants égyptiens et maghrébins en France pendant la colonisation (2/4) – En 1871, le cheikh el-Mokrani se soulève en Kabylie. Cette insurrection est suivie d’une répression brutale. Parmi les conséquences de cet événement : l’exil de milliers de Kabyles un peu partout vers les autres pays du Maghreb. C’est également l’époque de la première vague de migrants vers la métropole, majoritairement constituée de fellahs sans terres. À partir de 1914, avec la suppression du « permis de voyage », la tendance s’accélère et aux travailleurs miséreux s’ajoute une nouvelle catégorie d’arrivants, de plus en plus nombreux : les étudiants.

Le cheikh el-Mokrani, leader de la révolte de 1871 en Kabylie qui a abouti à l'exil de nombreux jeunes algériens en France. © Montage JA; DR

Le cheikh el-Mokrani, leader de la révolte de 1871 en Kabylie qui a abouti à l'exil de nombreux jeunes algériens en France. © Montage JA; DR

Qui étaient ces candidats à l’enseignement supérieur ? D’abord, il faut balayer un préjugé : « En 1830, écrit l’historien Guy Pervillé, le niveau d’instruction en Algérie était sensiblement égal en proportion à ce qu’il était en France (40 % de lettrés). » De quoi battre en brèche de nombreux poncifs sur l’illettrisme en Algérie au moment de la conquête française. Chose surprenante, l’analphabétisme va d’ailleurs dans un premier temps augmenter dans l’Algérie française, pour des raisons de sociologie coloniale.

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L’essor des amicales et des associations

Autre élément étonnant : en 1882, sur 360 inscrits dans les universités françaises, 34 sont Algériens, soit presque 10 % des effectifs. Une anecdote vaut d’ailleurs d’être rappelée : en 1891, Jules Ferry, en visite à Constantine, avait été frappé de rencontrer un conseiller municipal « indigène », le docteur Morsli Tayeb, portant redingote et haut-de-forme, et passé par les bancs de l’université française.

Si ce cas demeure alors une exception, l’historien Charles-Robert Ageron (1923-2008), connaisseur intime de l’Algérie, explique : « La présence active en France durant l’entre-deux-guerres (et au-delà) d’un nombre faible mais croissant d’étudiants nord-africains est l’une des clés trop méconnues de l’évolution qui a conduit le Maghreb de la domination coloniale aux indépendances. » Et ce notamment à travers la création de nombreuses structures associatives visant à unifier et à fédérer les jeunes qui fréquentent les amphithéâtres français.

« Ex unitate vires » (« l’union fait la force ») : les étudiants algériens le devinent et décident de se rassembler, souvent avec leurs camarades venus des autres pays du Maghreb. La première association qui voit le jour est l’Amicale des étudiants musulmans d’Afrique du Nord (AEMAN), fondée à Alger au lendemain de la Grande Guerre, en 1919. Son vice-président – puis président – n’est autre que le chef nationaliste Ferhat Abbas, futur premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). C’est lui qui entamera les fameux pourparlers d’Évian, qui mèneront à l’indépendance de l’Algérie, avant d’être remplacé par Benyoucef Benkhedda. Rapidement, il transforme l’amicale en association.

Nationalismes maghrébins

D’autres groupes voient ensuite le jour, cette fois à Paris, où le nombre d’étudiants algériens augmente sensiblement. En 1927, l’AEMNAF (Association des étudiants musulmans nord-africains de France) est créée. Là aussi, son caractère panmaghrébin est manifeste et elle sera, rappelle l’historien Pierre Vermeren, une « grande pourvoyeuse d’intellectuels pour les trois nationalismes maghrébins. Ce sont en effet ces étudiants de Paris qui vont forger le nationalisme au Maghreb ».

Le laboratoire de minéralogie de la Sorbonne, à Paris, vers 1900. © Neurdein/Roger-Viollet

Le laboratoire de minéralogie de la Sorbonne, à Paris, vers 1900. © Neurdein/Roger-Viollet

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En Algérie, cet aspect unioniste plaît modérément aux autorités. Le gouvernement général algérien va donc user de tous les moyens pour orienter les étudiants vers les universités coloniales, sauf pour les disciplines universitaires qui ne sont pas enseignées dans la colonie. La raison de cela ? La crainte de l’influence révolutionnaire des autres étudiants maghrébins sur les élèves algériens. Et, de fait, on trouve parmi les jeunes qui fréquentent les amphis parisiens de nombreux futurs nationalistes, parmi lesquels Messaoud Boukadoum, Moussa Boulkeroua ou Brahim Maïza.

Le caractère unitaire des mouvements a aussi ses limites, chaque nationalité se faisant une fierté de mettre sur pied sa propre association. Ainsi, concomitamment à l’AEMNA, on trouve l’AEMA, l’Association des étudiants musulmans algériens. Remarquons au passages que le qualificatif « musulman » permet, à l’époque, de souligner qu’il s’agit de regroupements d’étudiants autochtones, et non de Français d’Algérie.

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En février 1930, l’AEMNA décide d’ailleurs d’exclure tous les Algériens naturalisés, estimant que ces derniers ne remplissaient plus le premier des critères requis pour adhérer, à savoir être musulman. La confusion entre nationalité et religion est alors plus qu’évidente. Qu’à cela ne tienne : les exclus vont faire scission et l’AEMA, elle, acceptera, malgré sa dénomination, les étudiants algériens de confession chrétienne. Ce qui n’ira naturellement pas sans engendrer des tensions entre les deux associations.

Le séisme de la Toussaint rouge

Au fil des années, les étudiants algériens, qu’ils soient d’une association ou d’une autre, vont se politiser. Dans l’entre-deux-guerres, surtout chez les Algériens, l’idée d’indépendance est encore un mirage et ce que les étudiants – à l’instar de la classe politique – réclament, c’est davantage d’autonomie. Lorsque Ferhat Abbas lance le « Manifeste du peuple algérien », en 1943, en plein conflit mondial, tous les étudiants algériens se rangent derrière leur ancien président. L’intransigeance de la métropole face aux revendications et la répression de toute volonté nationaliste vont accélérer la convergence entre le monde étudiant et le monde politique.

Puis survient, le 1er novembre 1954, la Toussaint rouge, point de départ de la guerre d’Algérie. Un séisme dans le monde estudiantin algérien en France. L’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA) commence alors à muscler ses actions, qui atteignent certainement leur pinacle en 1956 avec une grève illimitée qui vise à dénoncer en particulier la dimension colonialiste de l’Université d’Alger. Lors du IVe congrès national du mouvement, en 1960, Ferhat Abbas déclare que « dans l’Algérie indépendante, l’UGEMA sera amenée à ouvrir ses rangs à tous les étudiants ayant enfin rompu avec le passé et les habitudes coloniales, avec tous ceux qui auront choisi sans arrière-pensée d’œuvrer au développement et au progrès de la patrie algérienne ». L’Union embrasse désormais la cause nationaliste et se rapproche tout naturellement du Front de libération nationale, le FLN.

L’accession à l’indépendance de l’Algérie, en 1962, modifie durablement la donne. La question des échanges d’étudiants, comme toutes les autres, ne se joue plus entre une métropole et ses départements ultramarins mais dans un rapport d’État à État. S’amorce alors une politique de coopération entre Paris et Alger, dont l’objectif est clair : former les futures élites des anciennes colonies afin d’y maintenir l’influence française. Les accords d’Évian, signés le 18 mars 1962, permettent la libre circulation des étudiants entre l’Algérie et la France : une simple carte d’identité suffit.

Sarkozy et l’immigration « choisie »

Mais dès les années 1970, avec les crises pétrolières et le ralentissement économique, apparaissent les premières mesures de sélection. En 1977, le ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet, instaure une circulaire régissant le droit d’entrée et de séjour des étudiants algériens. Le visa fait son apparition. Autre contrainte : le retour obligatoire en Algérie après l’obtention du diplôme. Les étudiants algériens deviennent progressivement la cible des hommes politiques. Ils sont accusés de vouloir obtenir un visa étudiant pour venir travailler en France. Aussi les procédures administratives deviennent-elles de plus en plus complexes et sélectives, et cela dès le départ, en Algérie.

En 2006, dans un discours, le futur président Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, évoquait une immigration « choisie », celle des étudiants, par opposition à celle, « subie », des candidats économiques. Voici comment, en un demi-siècle, les étudiants algériens sont passés du statut flatteur de représentants de la culture française dans leur pays d’origine à celui de migrants soupçonnés de vouloir profiter en France des avantages sociaux.

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