Habib Bourguiba (assis, en habit clair) et sa future épouse, Mathilde Lorrain (debout, en robe claire), entourés d’amis tunisiens, à Paris en 1926 © Archives Jeune Afrique
Habib Bourguiba (assis, en habit clair) et sa future épouse, Mathilde Lorrain (debout, en robe claire), entourés d’amis tunisiens, à Paris en 1926 © Archives Jeune Afrique

L’université française, pépinière des nationalistes tunisiens

Bien moins peuplée que le Maroc, l’Algérie et, bien sûr, l’Égypte, la Tunisie est pourtant l’un des pays qui envoie le plus de jeunes étudier en France. Une habitude prise dès l’instauration du Protectorat, en 1881, et qui a permis la formation de nombre de leaders, Habib Bourguiba en tête.

Publié le 1 septembre 2024 Lecture : 6 minutes.

Bibliothèque centrale de la Sorbonne, à Paris, vers 1900. © Montage JA; Neurdein/Roger-Viollet
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Les étudiants égyptiens et maghrébins en France pendant la colonisation

Initiée par Bonaparte, la prise de contrôle par la France d’une grande partie du nord de l’Afrique s’est très vite accompagnée de l’arrivée à Paris d’étudiants maghrébins et égyptiens. Paradoxalement, beaucoup de futurs militants et dirigeants indépendantistes du XXe siècle viendront ainsi se former au cœur de la puissance coloniale.

Sommaire

Les étudiants égyptiens et maghrébins en France pendant la colonisation (3/4) – Durant l’année universitaire 2023-2024, sur 1 604 200 étudiant(es) inscrits dans des facultés françaises, 14 291 sont des Tunisiens, ce qui en fait le 6e pays en nombre de jeunes venant suivre un cursus en France. Ce chiffre élevé impressionne aussi quand on le rapporte au nombre d’habitants en Tunisie : 11,9 millions en 2023. Cela témoigne à tout le moins de la motivation des jeunes du pays à poursuivre des études supérieures universitaires dans l’Hexagone. Il faut dire que, comme pour les autres pays d’Afrique du Nord, il s’agit d’un partenariat qui remonte à loin.

Au-delà de la seule question universitaire, l’aventure collective franco-tunisienne est scellée, bien sûr, par le traité du Bardo, signé le 12 mai 1881. Le protectorat français s’installe dans l’ancienne Régence de Tunis et, trois ans plus tard, il y a déjà un petit nombre d’étudiants tunisiens à Paris, parmi lesquels l’érudit Hassn Hosni Abdelwaheb, qui étudie les Sciences politiques début 1900. On en compte une vingtaine avant la Grande Guerre. Pour la période de l’entre-deux-guerres, ce chiffre est multiplié par 20 On y trouve notamment Tawhida Ben Chiekh, qui sera en 1936 la première tunisienne diplômée de la faculté de médecine de Paris. C’est dire l’attirance de plus en plus prononcée pour la métropole de la part des Tunisiens. Ou, du moins, d’une partie d’entre eux car, sans surprise, les étudiants proviennent majoritairement de la bourgeoisie tunisienne.

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Une élite contre la présence française

Avant leurs voisins du Maghreb, les diplômés tunisiens formés à Paris formeront aussi la première élite intellectuelle maghrébine qui s’opposera à la présence française. Elle est issue du mouvement réformiste, équivalent des Lumières en France, conduit par le général Kheireddine, notamment  sous le règne d’Ahemd Bey. Un nom pour illustrer ce mouvement : Ali Bach Hamba. Après avoir obtenu sa licence de droit en 1906, il entame une carrière d’avocat et, très vite, tisse des partenariats avec la classe politique autochtone, à laquelle il contribue à donner forme.

« En 1907, Béchir Sfar, un “notable”, organisait avec l’avocat Ali Bach Hamba le parti des “Jeunes Tunisiens”. Rejoints en 1909 par le cheikh Thâalbi, ils prirent dans le journal Le Tunisien la défense des intérêts indigènes. Après avoir organisé en 1910 la protestation contre le décret sur la naturalisation puis en 1911 l’agitation en faveur de la Tripolitaine occupée par les Italiens, les nationalistes se heurtèrent aux autorités françaises à propos de la décision prise d’immatriculer le cimetière de Djellaz », racontent André Raymond et Jean Poncet dans La Tunisie (PUF, 1977).

Ali Bach Hamba (1876-1918), l’un des fondateurs du mouvement des Jeunes Tunisiens. © Montage JA; DR

Ali Bach Hamba (1876-1918), l’un des fondateurs du mouvement des Jeunes Tunisiens. © Montage JA; DR

L’ancien étudiant en France est donc à l’origine de la création des Jeunes Tunisiens. C’est fondamental. Ces derniers vont être la cheville ouvrière du nationalisme tunisien, voire maghrébin, car à leur image se formeront ultérieurement les « Jeunes Algériens » et les « Jeunes Marocains ». Les Jeunes Tunisiens, à l’instar des Jeunes-Turcs, souhaitent faire de leur pays un État moderne. « En 1919 les Jeunes Tunisiens prennent le nom de Parti tunisien et en 1920 de Parti libéral constitutionnel. Ils sont dès lors désignés sous le nom de destouriens », indique l’historienne Denise Bouche.

En attendant, les Tunisiens forment le gros contingent des étudiants maghrébins au sein de l’Association des étudiants musulmans nord-africains en France (AEMNAF), créée fin 1927 et dont le premier président sera un Tunisien : Salem Esch-Chadely. L’AEMNAF, devenue AEMNA, va rapidement devenir une pépinière pour futurs nationalistes, très souvent avocats ou médecins. « Dans l’ordre chronologique, après le “père fondateur”, l’illustre journaliste Chadly Khaïrallah, citons : Ahmed ben Milad, Tahar Sfar, Muhammad Sakka, Habib Thameur, Ali Belahouane, Slimane ben Slimane, Mongi Slim, Hedi Nouira, Ferid Bourguiba (cousin de Habib Bourguiba), Hedi Khefacha », énumère l’historien Charles-Robert Ageron.

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La garde rapprochée du Néo-Destour

Tous ces noms appartiennent à la seconde génération de nationalistes, celle qui constituera un peu plus tard la garde rapprochée du Néo-Destour. Et  compteront parmi les figures phares de la lutte nationale. À commencer bien sûr par Habib Bourguiba, futur premier président de la République tunisienne ? C’est en 1924, après l’obtention de son baccalauréat, qu’il se dirige vers Paris. Il s’y inscrit en faculté de droit. Après avoir obtenu une bourse française, il poursuivra également des études de psychologie et de littérature à la Sorbonne tout en s’intéressant, dès juillet 1926, à la politique. Il y est initié par un membre du Parti communiste français (PCF), Hadj Ali Abdelkader, également membre de l’Étoile nord-africaine, le parti de l’Algérien Messali Hadj, dont le rôle était d’attirer des étudiants maghrébins au sein de la formation politique.

L’influence des Tunisiens au sein de l’AEMNA est d’autant plus importante qu’ils bénéficient des aides venues du collège Sadiki. « Ce collège construit au bord de la médina de Tunis, créé avant le Protectorat, a été réaménagé par la IIIe République », détaille l’historien Pierre Vermeren. Dès 1881, il est, avec l’université médiévale Zitouna et le Lycée Saint Charles (rebaptisé Carnot), le véritable creuset de formation de l’élite tunisienne. Les candidats aux études en France reçoivent aussi des prêts d’honneur institués par un décret du 28 février 1930.

Le collège Sadiki, fondé en 1875 dans la casbah de Tunis, est l'un des hauts lieux de la formation des élites tunisiennes, ouvert à la fois à la modernité occidentale et aux idées nationalistes. © © Archives Jeune Afrique

Le collège Sadiki, fondé en 1875 dans la casbah de Tunis, est l'un des hauts lieux de la formation des élites tunisiennes, ouvert à la fois à la modernité occidentale et aux idées nationalistes. © © Archives Jeune Afrique

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Mais c’est aussi leur dynamisme qui contribue à faire parler d’eux. En 1931, le docteur Ahmed ben Milad publie ainsi, sous le nom de plume Hadi Zaman, une brochure intitulée Cinquante années de prépondérance française en Tunisie. Ben Milad est l’un des membres fondateurs du Parti communiste tunisien, fondé dix ans plus tôt. En 1925, il le quitte cependant pour se consacrer pleinement à ses études de médecine à l’université de Montpellier. Trois ans plus tard, il participe à la fondation de l’AEMNA, avec des étudiants principalement originaires du Maroc, et en devient le secrétaire général.

À cette époque, les étudiants tunisiens et marocains vont beaucoup s’activer au côté de l’Étoile nord-africaine de Messali Hadj, surtout lorsque cette dernière rompt en 1928 avec un PCF qui se « bolchévise » à outrance, estiment alors les Algériens. Désormais, les meetings sont communs et les étudiants tunisiens prêtent sans hésitation leur plume à El Ouma, l’organe de presse de l’Étoile nord-africaine.

Les « décrets scélérats » de la Résidence générale

Lorsque Messali Hadj s’exile à Genève en décembre 1935, ce sont deux étudiants tunisiens – Hédi Nouira (futur Chef du gouvernement) et Slimane Ben Slimane – qui prennent les rênes de l’Étoile, « au point que la police les considéra comme les nouveaux dirigeants du mouvement prolétarien », souligne Charles-Robert Ageron. C’est dire à quel point les deux jeunes gens sont impliqués dans la gestion politique du parti indépendantiste. Cela leur vaudra d’ailleurs un ordre d’expulsion du territoire national, sans que celui-ci ne soit finalement mis à exécution.

« Les étudiants tunisiens étaient désormais tenus pour les plus dangereux par la police, qui souligna que ceux-ci monopolisaient en 1936 et en 1937 la direction de l’AEMNA. Alors que de 1928 à 1935, les Tunisiens occupaient la moitié des postes, ils auraient constitué en 1937 un bureau homogène composé de Tunisiens », poursuit Ageron. En moins d’une décennie, ceux-ci vont prendre les commandes de l’association estudiantine. Ils vont aller encore plus loin en l’utilisant comme arme politique contre la Résidence générale.

En 1933, le commissaire résident général, François Manceron, signe en effet les « décrets scélérats ». Ceux-ci mettent des bâtons dans les roues des militants nationalistes, musèlent la presse, instaurent un contrôle administratif strict et visent, sur le long terme, à interdire le Néo-Destour, le parti indépendantiste animé par Habib Bourguiba. Les étudiants tunisiens en France voient d’un mauvais œil ce tour de vis autoritariste. Ils réagissent, multipliant meetings et articles dans des journaux français contre la politique répressive de la Résidence.

Après la Seconde Guerre mondiale, le nombre des étudiants tunisiens en France gonfle davantage encore. Et les aides ne tarissent pas : aussi bien le gouvernement français que le beylicat mettent la main à la poche pour financer les études des Tunisiens en métropole. En 1956, l’année de l’indépendance, on compte plus d’un millier d’étudiants tunisiens en France, et leur nombre n’a effectivement cessé de croître malgré la multiplication des contraintes administratives.

Depuis 1986 et les attentats à Paris, les candidats tunisiens aux études supérieures en France sont, à l’instar des étudiants égyptiens ou algériens, soumis au visa étudiant. Un authentique parcours du combattant qui commence dans les interminables files aux portes verrouillées et gardées du consulat français à Tunis, même si aujourd’hui cela n’a plus cours puisque ces formalités ont été confiées à un prestataire privé. Et pourtant, malgré ces difficultés, le nombre d’élèves dans les amphithéâtres français, la plupart issus d’établissements accrédités par l’enseignement français, continue à battre des records.

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