Le film « The Goat Life » crée la controverse à travers le monde arabe

C’est un long métrage indien qui ne plaît pas à l’Arabie saoudite et envenime ses relations avec l’Algérie. En cause : la pratique de la kafala, un système oppressif de parrainage des travailleurs immigrés.

Scène du film « The Goat Life ». © Visual Romance

Scène du film « The Goat Life ». © Visual Romance

Publié le 30 août 2024 Lecture : 5 minutes.

« Pendant des années, l’Arabie saoudite a dépensé des milliards de dollars pour améliorer son image et soigner sa réputation à travers le monde. Un film indien, tourné avec deux acteurs, une poignée de chèvres et quelques chameaux, a tout ruiné en quelques jours. »  Aussi cruel qu’ironique, ce commentaire d’un internaute anonyme a été repris des centaines, voire des milliers de fois, sur toutes les plateformes de réseaux sociaux à travers un monde arabe qui se divise désormais en deux : ceux qui ont vu le fameux film de Blessy Ipe Thomas, et ceux qui cherchent à le voir par tous les moyens.

« Une vie de chèvre », celle de Najeeb Muhammad

Sorti en mars 2024, le film en question s’intitule The Goat Life (« Une vie de chèvre »). Depuis son lancement sur la plateforme Netflix avec des sous-titres en arabe, il cumule des dizaines de millions de vues. Et soulève une véritable tempête médiatique à travers les pays du Golfe, en particulier en Arabie saoudite. Si certains pensent qu’il ne s’agit que d’une œuvre cinématographique, d’autres y voient un vaste complot ourdi contre l’Arabie saoudite, pays qui abrite les principaux lieux saints de l’islam. Une partie de l’opinion publique arabe qui ne porte guère les monarchies du Golfe dans son cœur encense le film, tandis que l’autre fulmine et accuse.

la suite après cette publicité

Le long métrage de près de trois heures est tiré d’un roman à succès intitulé Aadujeevitham, écrit en malayalam par l’auteur indien Benyamin, en 2008. Il se fonde sur la véritable histoire de Najeeb Muhammad (Prithviraj Sukumaran), un migrant malayali contraint d’hypothéquer sa maison et de vendre ses maigres possessions pour s’offrir un billet d’avion et un visa de travail dans les riches pays du Golfe. Quand l’infortuné Najeeb débarque en Arabie saoudite, avec pour tout bagage ses rêves de fortune, c’est pour tomber aussitôt entre les mains d’un Saoudien sans scrupules qui lui déchire son passeport et le réduit en esclavage. Il est contraint de devenir le gardien affamé d’un troupeau de chèvres et de chameaux dans une contrée désertique aussi hostile qu’aride. Pendant trois ans, Najeeb va tenter de survivre dans des conditions inhumaines au milieu des animaux qu’il garde. Jusqu’au jour où il arrive à fuir sa vaste et infernale prison. Sa vie deviendra un roman, puis, depuis quelques mois, un film.

Scène du film "The Goat Life" © Visual Romance

Scène du film "The Goat Life" © Visual Romance

Réduit en esclavage par le système de la kafala

C’est cet enfer vécu par un travailleur immigré pris dans l’engrenage de la « kafala », ce système de parrainage oppressif qui a toujours cours en Arabie saoudite et dans les pays du Golfe, que le film raconte avec un talent certain, selon les avis de ceux qui l’ont vu.

En réalité, la kafala est une procédure d’adoption spécifique au droit musulman qui permet à un homme ou une famille d’élever un enfant orphelin ou né hors mariage comme son propre enfant. La kafala désigne aussi le parrainage préalable à l’embauche des travailleurs étrangers dans les pays du golfe Persique. Dans le cadre du système de recrutement de la kafala, les étrangers ne sont autorisés à entrer et à prendre un emploi que s’ils sont parrainés par un kafeel – un « sponsor » local. C’est ce système qui fait que des milliers de migrants originaires d’Asie du Sud et d’Afrique sont recrutés pour travailler dans les chantiers ou pour effectuer des tâches ménagères chez les particuliers dans des conditions souvent difficiles. Avec, en sus, des atteintes régulières à leurs droits les plus élémentaires.

Depuis des années, des témoignages viennent régulièrement dénoncer des conditions de travail épuisantes, un versement irrégulier des rémunérations, des violences verbales et physiques, ainsi que des agressions sexuelles. Le film a donc le mérite de relancer le débat sur la nécessaire réforme d’un système que certains n’hésitent pas à assimiler à de l’esclavage moderne. Mais depuis sa diffusion sur Netflix, le film est la cible de critiques virulentes en Arabie saoudite. Au point d’être devenu une véritable affaire d’État, prise très au sérieux par les instances dirigeantes du pays.

la suite après cette publicité

Après les tirs de barrage contre les créateurs du film, accusés de tous les maux, les critiques se sont tournés vers les acteurs et les pays arabes qui ont pris part à ce « vaste complot ». Ils ciblent en particulier l’acteur omanais Talib Al Balushi, qui campe le personnage du kafeel dépeint comme un homme cruel, sans une once d’humanité, au point de traiter ses chameaux et ses chèvres mieux que ses ouvriers. L’acteur jordanien Akef Najem, qui joue le rôle d’un riche conducteur de Rolls-Royce, n’échappe pas non plus aux critiques.

L’Algérie sous le feu des critiques

Le film ayant été tourné dans l’État du Kerala, en Inde, mais aussi dans les déserts d’Algérie et de Jordanie, il n’en fallait pas plus pour que l’Algérie, en particulier, soit accusée d’avoir abrité un film qui n’aurait d’autre but que d’attenter à la réputation du royaume des Al Saoud, avec lequel les relations sont plutôt froides, voire franchement exécrables.

Scène du film "The Goat Life" © Visual Romance

Scène du film "The Goat Life" © Visual Romance

la suite après cette publicité

Dans l’impitoyable guerre médiatique que se livrent l’Algérie et le Maroc, l’occasion est trop belle d’attiser le feu de la discorde. Ainsi, le site marocain d’information La Relève se pose la question de savoir « pourquoi l’Algérie, un pays notoirement fermé aux tournages étrangers, a-t-elle permis qu’un film aussi controversé soit tourné sur son sol, dans le désert de Timimoun ? ». Selon le média marocain, pour comprendre cette décision, « il faut remonter aux relations tendues entre l’Algérie et l’Arabie saoudite. Ces dernières années, Riyad a souvent snobé le régime d’Alger, que ce soit par l’absence du prince héritier Mohammed Ben Salmane lors du sommet de la Ligue arabe en 2022 à Alger, ou par son soutien ouvert au Maroc dans le conflit du Sahara marocain ». Sans détour, le rédacteur de l’article conclut qu’il est « plus probable que cette décision soit un acte délibéré de défiance envers l’Arabie saoudite. »

Côté algérien, on prend plutôt les choses avec humour, se gaussant de ses « khalédjites » qui dénoncent un film tourné dans « le désert de Tizi Ouzou », sachant bien que Tizi Ouzou est une l’une des régions les plus verdoyantes du nord du pays. Sinon, on relève avec fierté l’émergence de Timimoun comme lieu de tournage du cinéma mondial. « The Goat Life n’est pas seulement un film, écrit un site algérien spécialisé dans la culture et le tourisme. C’est un phénomène culturel qui a provoqué un débat sur les pratiques de travail et les droits des migrants, non seulement dans le monde arabe mais aussi à l’international. » Le débat peut continuer.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Troisième festival international du film de Marrakech, le 10 avril 2003. © NIVIERE/SIPA

Alain Delon, l’homme qui aimait le Maroc

Contenus partenaires