Hamza Meddeb : « Kaïs Saïed n’envisage pas l’échéance présidentielle comme une élection mais comme un plébiscite »

La situation est plus tendue que jamais en ce début de semaine à Tunis, où l’incertitude continue à planer sur la liste des candidats qui pourront concourir à la présidentielle du 6 octobre. Alors que des manifestations se préparent dans la journée, le politologue Hamza Meddeb analyse la situation et les issues possibles.

Hamza Meddeb © Hamza Meddeb / LinkedIn

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Publié le 2 septembre 2024 Lecture : 7 minutes.

Après examen des différents recours, une décision du tribunal administratif de Tunis a finalement permis à trois candidats de réintégrer la course à l’élection présidentielle du 6 octobre. Une sentence choc qui rebat les cartes en réinsérant un peu de démocratie là où le pouvoir pensait avoir suffisamment verrouillé l’accès à la joute électorale pour que les résultats lui soient acquis.

Mais cela sera-t-il suffisant ? Depuis le 30 août, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) annonce, en contradiction avec ce que prévoit la Constitution, qu’elle a encore le pouvoir de valider ou d’invalider certains candidats. En ce 2 septembre, la situation est plus tendue que jamais à Tunis, où l’un des candidats pourtant officiellement acceptés le 10 août dernier, l’ancien député et homme d’affaires Ayachi Zammel, vient d’être interpellé en vertu de soupçons de « falsification de parrainages ». Des rumeurs circulent déjà sur l’éventualité d’un report du premier tour.

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Dans ce contexte particulièrement incertain et à quarante-cinq jours du scrutin, Jeune Afrique fait le point sur ce temps majeur pour l’État de droit en Tunisie avec le politologue et chercheur associé à la Fondation Carnegie, Hamza Meddeb.

Jeune Afrique : Quelle a été votre première réaction à cette décision des juges administratifs de valider trois candidats supplémentaires ?

La validation des trois candidats supplémentaires donne plus d’enjeu à une élection qui était destinée à n’être qu’une simple formalité.

Hamza Meddeb : C’est une grande décision. C’est énorme. On le perçoit aux réactions sur les réseaux sociaux, où beaucoup partagent leur opinion et expriment leur satisfaction. Il est évident que cela donne plus d’enjeu à une élection qui était destinée à n’être qu’une simple formalité et à déboucher sur la réélection de Kaïs Saïed. On peut penser qu’avec six candidats en lice, certains électeurs vont se mobiliser alors qu’il était question de boycott des urnes. Il sera plus difficile pour le président sortant de se faire réélire dès le premier tour, comme certains le prévoyaient.

Que dit la décision du tribunal administratif ?

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Le principal enseignement est l’entrée en jeu du tribunal administratif dans le processus électoral, ou plutôt l’affirmation de sa position comme un arbitre central dans ce processus. Les jugements qui ont été émis par les 27 juges réunis montrent parfaitement que l’Instance supérieure indépendante des élections, contrairement à ce que laisse penser son nom, n’a rien d’indépendant et a perdu beaucoup de sa légitimité. La sentence du tribunal revient à un désaveu ou un rappel à l’ordre, car elle a montré qu’elle est plutôt favorable à un candidat en sanctionnant les autres candidats avec des exigences paradoxales, comme la présentation d’un extrait de casier judiciaire qui était non constitutionnelle, et son refus de valider des parrainages. Cette commission électorale doit se recentrer rapidement : si elle n’a pu compter des parrainages, peut-elle compter des votes ?

L’Isie a trop présumé de sa mission ?

Si l’instance chargée d’organiser les élections n’applique pas les décisions du tribunal, nous serons dans un conflit réel de juridiction.

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Si l’instance chargée d’organiser les élections n’applique pas les décisions du tribunal, ce qu’elle a laissé entendre le 27 août, nous serons dans un conflit réel de juridiction. D’autant qu’à défaut de Cour constitutionnelle, le tribunal administratif est actuellement, selon certains juristes, la plus haute juridiction dans le pays. Il semble que l’Isie a mal évalué la nature et les compétences de ce tribunal. Les juges du tribunal administratif ne cherchent pas à asseoir leur autorité, mais à faire respecter la loi. C’est un exemple d’institution qui est restée au-dessus de la mêlée, une poche de résistance dans un monde judiciaire qui a été malmené par le pouvoir.

L’esprit des formes, le constitutionnalisme tunisien a été, de fait, lamentablement piétiné par un professeur de droit ! C’est le paradoxe de l’expérience tunisienne. Et la décision du tribunal exprime ce que le juge Ahmed Souab a appelé « une résistance avec le droit et pour le droit ».

Quelles seraient les conséquences possibles si l’Isie décidait d’aller à l’encontre de la décision du tribunal ?

Si l’Isie ne se range pas à la décision du tribunal administratif, le conflit risque de se jouer dans la rue.

Le moment est crucial. Si l’Isie ne se range pas à la décision du tribunal administratif, le conflit risque de se jouer dans la rue. Des appels à manifestation et à la mobilisation se font déjà entendre. L’Isie joue le peu qu’il lui reste de crédibilité. Sa légitimité est entachée depuis longtemps, quand on voit sa composition, les nominations par le président, la manière dont elle s’est octroyé le droit de se passer du Parlement et d’interpréter les lois à sa manière… Mais si elle rejette cette décision, cette présidentielle n’aura aucune légitimité et deviendra un simple plébiscite sans fondement.

Il est intéressant de voir combien les autorités, le pouvoir est complètement déconnecté du socle du peuple, qui se sent bafoué et va réagir par la rue. Il aurait fallu être vigilant et tirer les enseignements de la très faible participation – 11 % en moyenne – aux deux précédents scrutins, où ne se sont rendus que les votants acquis au régime.

Et maintenant, quels sont les scénarios envisageables ?

Ne pas organiser ces élections, sans qu’il y ait d’empêchements réels et alors que le processus a été lancé, est difficilement défendable.

Tout dépend de la position qu’adoptera Kaïs Saïed. Va-t-il ou pas entériner les décisions du tribunal administratif ? Pour gagner du temps, il pourrait considérer l’éventualité d’un report des élections car il sait parfaitement qu’il ne pourra pas l’emporter au premier tour, sachant que la loi électorale qu’il a lui-même édictée ne prévoit pas de second tour. Ce qui n’a même pas fait réagir l’Isie. Pour certains, la tentation du report est là, mais le risque est gros. Ne pas organiser ces élections, sans qu’il y ait d’empêchements réels et alors que le processus a été lancé, est difficilement défendable ,surtout quand le raïs ne remet en jeu son mandat qu’à ses propres conditions.

Face à une économie délitée et à un pouvoir isolé sur la scène internationale, l’horloge tourne. L’idée, jusqu’à présent, c’était qu’organiser des élections pouvait amener un pouvoir politique un peu plus raisonnable qui, pour sauver un peu ce qui peut être sauvé, renouerait avec les instances internationales. Donc là, je pense que le scénario d’un report est tout à fait possible, mais que les conséquences vont être désastreuses. On verrait l’appareil d’État se diviser, aussi. Même ceux qui soutiennent le président ne peuvent pas avaliser une telle décision, qui mènerait le pays vers l’effondrement, avec une crise politique ouverte sortant de tout cadre constitutionnel.

Mais le président-candidat, qui veut obtenir un nouveau mandat, n’a-t-il pas lui-même intérêt à ce que l’élection ait lieu ?

Il n’envisage pas cette élection comme un vrai scrutin. Il est dans sa guerre de libération, l’élection lui a été imposée. Jusqu’à la dernière minute, on ne savait pas si elle allait être organisée ou pas. Un petit communiqué, presque timide, a fait office d’annonce. De toute évidence, Kaïs Saïed voulait en faire un non-événement. Il n’envisage pas l’échéance comme une élection mais comme un simple moment de plébiscite pour qu’il poursuive sur sa lancée sa guerre de libération – pour la libération d’on-ne-sait-quoi et d’on-ne-sait-qui, d’ailleurs, il semble seul à le savoir… Là, il se heurte à la réalité. Le moment est d’autant plus important qu’il y a des résistances au sein de l’État même.

Donc concrètement, quels sont les scénarios possibles ?

L’idée des élections est vraiment de donner un moment de délibération, un moment pendant lequel on redonne au peuple le pouvoir de décider.

Le président peut accepter la décision du tribunal administratif et vouloir maintenir néanmoins sa stratégie de mise à l’écart de ses concurrents. Cela relèverait du harcèlement des candidats, comme on l’a vu avec Abdelattif Mekki et Ayachi  Zammel, dont les équipes de campagne ont été inquiétées. Cette option revient à limiter l’espace de mobilisation, essayer l’intimidation avec éventuellement un pic répressif qui viendrait, là aussi, rendre illégitime tout le processus. L’idée des élections est vraiment de donner un moment de délibération, un moment pendant lequel on redonne au peuple le pouvoir de décider. Ce n’est pas en empêchant les candidats de s’exprimer qu’on y parvient.

Troisième option :  l’Isie refuse d’appliquer la décision du tribunal administratif. Et là, il faut s’attendre à de fortes réactions de la rue autour de la légitimité. Il faut s’attendre à une mobilisation de tous ceux qui se sentent lésés : les candidats, leurs soutiens, les familles politiques. Y compris Zouhair Maghzaoui et Ayachi Zammel, dont la candidature a été validée avec celle de Kaïs Saïed. Hyper critiqués eux-mêmes, ils vont se retrouver obligés de prendre position.

Aucun de ces scénarios ne semble très optimiste…

Il faut suivre le moindre détail, le plus insignifiant des faits, car on ne peut rien prévoir ni anticiper.

Il faut sauver ce qui peut l’être pour que ces élections soient inattaquables. Les candidats qui sont contrés ou harcelés peuvent tenter le tout pour le tout en misant sur les réseaux sociaux et en appelant massivement aux urnes en dernière minute. Mais tout cela reste conjoncturel et aléatoire. Il faut suivre le moindre détail, le plus insignifiant des faits, car on ne peut rien prévoir ni anticiper. La Tunisie est plus que jamais à la croisée des chemins.

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