En Tunisie, l’instance électorale éteint tout espoir d’une présidentielle démocratique

Au lendemain de l’invalidation surprise des trois candidats à la présidentielle, pourtant confirmés par la justice, le pays oscille entre sidération, abattement et colère. Kaïs Saïed sera réélu sans opposition, c’est désormais acquis, mais quelle sera la légitimité de son futur mandat ?

Une manifestation devant le siège de l’Isie, à Tunis, en rejet de la décision de Farouk Bouasker, président de l’instance, a été organisée le 2 septembre 2024. © Yassine Mahjoub/SIPA

Une manifestation devant le siège de l’Isie, à Tunis, en rejet de la décision de Farouk Bouasker, président de l’instance, a été organisée le 2 septembre 2024. © Yassine Mahjoub/SIPA

Publié le 3 septembre 2024 Lecture : 5 minutes.

Chaleur étouffante, le 2 septembre. Même le temps s’est mis à l’orage. À midi, tout le pays était devant la télévision dans l’attente du point presse de l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie). Une annonce qui allait sceller le déroulement de l’élection présidentielle.

En moins de quinze minutes, et avec les longues formules d’usage, le président la commission électorale, Farouk Bouasker, a douché les espoirs de ceux qui aspiraient à un scrutin pluraliste le 6 octobre et pensaient que l’Isie, dans un sursaut de bon sens et de respect de la loi, n’irait pas jusqu’à nier ce que prévoient les textes. Et espéraient que l’instance allait prendre en compte la décision du tribunal administratif, rendue quelques jours plus tôt, d’accepter les recours présentés par Abdellatif Mekki, Mondher Zenaidi et Imed Daimi pour réintégrer la course à la présidentielle après avoir été déboutés par la même Isie.

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Il n’en a rien été : comme l’avaient anticipé certains observateurs, le président Kaïs Saïed, candidat à sa propre succession, n’envisage pas d’être confronté à des concurrents. À l’aube du 2 septembre, l’un de ses challengers officiels, Ayachi Zammel, a été placé en garde à vue pour falsification de parrainages alors que sa candidature avait été officiellement validée – et donc contrôlée – en amont.

Désormais seul face au président sortant, on trouve ainsi Zouhair Maghzaoui, secrétaire général du Mouvement Al Chaâb, qui a soutenu le processus de refonte du système politique engagé par Kaïs Saïed. Mais qui se désolidarise des dernières manœuvres liées à la présidentielle. « Maghzaoui devrait avoir le cran de se retirer puisqu’il désapprouve la démarche adoptée par l’Isie. Il est plus honorable de ne pas en être que d’être mêlé à un tel scandale », conseillent même certains de ses proches.

Un conflit de compétence arbitré par la Constitution

La mise au pas du système imposée par Kaïs Saïed ne fait en effet plus aucun doute. En invalidant des candidats légalement réintégrés dans la course, l’Isie a simplement obtempéré et abondé dans le sens du président, donnant un camouflet historique, outrancier et inattendu à l’État de droit. En agissant ainsi, la commission électorale, dont la mission est de veiller à la tenue du processus électoral, s’est arrogée une mission juridictionnelle qui n’est pas la sienne. L’article 30 de loi électorale, édictée par Kaïs Saïed en 2022, stipule pourtant que « le jugement d’appel [du tribunal administratif] est irrévocable et n’est susceptible d’aucun recours, même en cassation ».

Je pensais que l’inimaginable avait des limites, mais on vient de les dépasser.

Ahmed SouabJuge et ancien vice-président du tribunal administratif

Des termes clairs qui n’empêchent pas Farouk Bouasker, lui aussi magistrat, d’affirmer que l’Isie, selon l’article 134 de la Constitution et de son décret de création, « veille à assurer des élections et des référendums démocratiques, libres, pluralistes, honnêtes et transparents et qu’elle est chargée de toutes les opérations liées à l’organisation, l’administration et la supervision des élections et des référendums conformément à la présente loi et à la législation électorale ». Une mission technique et opérationnelle. La commission électorale n’a pas le statut de juridiction, la Constitution est claire sur ce point aussi.

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Tous les autres arguments brièvement développés lors du point presse ne sont qu’argutie visant à mettre en doute la compétence du tribunal administratif, qui n’aurait pas remis copie des jugements dans les temps. Le tribunal dément, assure avoir fourni ces documents et souligne également que les délais pour annoncer la liste définitive des candidats étaient fixés au 3 septembre. L’Isie aurait donc accéléré le mouvement alors qu’elle disposait encore de vingt-quatre heures.

Farouk Bouasker, qui cherche à valoriser l’Isie au regard de l’opinion, feint de ne pas être au fait de ces nuances de fond et de forme, pourtant essentielles. Il avance à visage découvert et a simplement choisi son camp : celui de Kaïs Saïed, envers et contre les principes de l’État de droit. « Il a osé, il est donc assuré de pouvoir agir en toute impunité », relève un avocat qui ajoute qu’« il sera condamné par le tribunal de l’histoire ».

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Un scrutin « malhonnête, non pluraliste, opaque, non démocratique »

« Je pensais que l’inimaginable avait des limites, mais on vient de les dépasser », s’afflige le juge Ahmed Souab, ancien vice-président du tribunal administratif. C’est d’ailleurs toute la sphère juridique et politique qui est aujourd’hui traversée par un sentiment de révolte. Elle avait perçu la décision de réintégrer les trois candidats invalidés comme un séisme à même de déplacer les curseurs électoraux vers une approche démocratique, mais « l’annonce de l’Isie fait l’effet d’un tsunami qui emporte les fondamentaux. Il n’y a aucune illusion à avoir, et surtout, il faudrait que Kaïs Saïed nous définisse l’État de droit auquel il fait allusion dans ses discours », lance une magistrate qui refuse de plier face à une volonté politique quelconque. Je ne reconnais que le droit et il est un. »

Elle est l’une des rares à réagir : le 2 septembre, personne ne s’est précipité dans les rues suite à l’annonce de l’Isie pour manifester son indignation. « Il y a de la sidération chez ceux qui sont au fait de tous ces arcanes juridiques, mais la majorité est dans l’indifférence. La fatigue, le sentiment d’inutilité et la crainte de représailles ont eu raison des velléités protestataires », décrypte une sociologue.

Le 6 octobre se tiendra donc une élection présidentielle, dont l’issue semble courue d’avance. Dans un post sur les réseaux sociaux, le président de la Ligue tunisienne des droits humains (LTDH), Bassem Trifi, qualifie le scrutin de « malhonnête, non pluraliste, opaque, non démocratique ». Pour d’autres, Kaïs Saïed est la clé de tout. « Il est manifestement terrifié par l’idée des élections et il ne croit pas être capable de les gagner sous un climat démocratique multiple et compétitif », écrit l’ancien député et dirigeant du parti Attayar, Hichem Ajbouni, sur les réseaux sociaux. Avant d’appeler à la vigilance, dans un contexte de confusion et face à la menace d’éventuels débordements.

D’autres auraient préféré éviter cette mascarade, quitte à recourir à des mesures extrêmes. « Si la tentation du président de se maintenir au pouvoir est telle, pourquoi ne pas avoir imposé dans la Constitution une présidence à vie ? On aurait su à quoi s’en tenir », assure une juriste active dans la société civile.

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