Jalel Harchaoui : « L’administration Biden va devoir intervenir pour rétablir un consensus en Libye »

Face aux blocages liés à l’éviction du patron de la banque centrale libyenne, le chercheur Jalel Harchaoui estime que Washington — et Ankara — n’auront d’autre choix que d’intervenir pour ramener les différentes parties libyennes à la table des négociations. Mais dans quel délai ?

Le général Michael Langley, du Commandement des États-Unis pour l’Afrique, et le commandant de l’Armée nationale libyenne Khalifa Haftar se rencontrent dans un lieu non identifié, en Libye. © Libyan National Army/Handout via REUTERS

Le général Michael Langley, du Commandement des États-Unis pour l’Afrique, et le commandant de l’Armée nationale libyenne Khalifa Haftar se rencontrent dans un lieu non identifié, en Libye. © Libyan National Army/Handout via REUTERS

Publié le 9 septembre 2024 Lecture : 6 minutes.

Depuis l’échec de la tentative de prise de Tripoli menée par le général Khalifa Haftar, entre 2019 et 2020, un équilibre précaire prévaut entre les autorités de l’Est et de l’Ouest libyen. Mais le moindre incident peut à tout moment mettre le feu aux poudres. Depuis le limogeage, de manière unilatérale, de Seddik el-Kebir, le gouverneur de la Banque Centrale Libyenne (BCL), par le Conseil présidentiel de Tripoli, début août, les deux exécutifs rivaux sont de nouveau à couteaux tirés. Et Benghazi a répliqué en gelant la production et la livraison de pétrole.

Un mois plus tard, les deux parties rivales sont convenues de nommer conjointement un gouverneur de la Banque centrale basé à Tripoli, afin de remplacer le chef de l’institution qui a suscité tant de tensions dans le pays. Une décision suffisante pour mettre fin à la crise ? Spécialiste de la Libye au Royal United Services Institute, Jalel Harchaoui décrypte les diverses sources de tension entre l’Est et l’Ouest et leurs conséquences.

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Jeune Afrique : Que s’est-il passé en Libye pour provoquer la nouvelle dégradation à laquelle on assiste ?

Jalel Harchaoui : Tout le monde a focalisé sur le blocus pétrolier, mais le principal événement, qui en est également à l’origine, a une portée plus grave. Il s’agit d’un déploiement de force dissuasive unilatérale pour renverser, de facto, le gouverneur de la banque centrale, Seddik el-Kebir. Cette institution, commune aux deux exécutifs, est cruciale dans la mesure où le dinar libyen n’est pas une devise librement convertible.

Elle gère deux richesses stratégiques : les réserves en devises, soit plusieurs dizaines de milliards de dollars, et le flux de recettes en dollars qui correspondent aux ventes mensuelles de pétrole brut. Il est important de rappeler que les réserves en devises sont déposées auprès de banques à New York, dont JP Morgan, et que la moindre crise libyenne devient une problématique transnationale avec une forte dimension américaine.

Cela signifie-t-il que c’est toute la stabilité de la finance internationale qui pourrait être menacée ?

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Il s’agit de risques. Nous sommes dans un moment de vulnérabilité où il y a un risque accru d’abus, de blanchiment d’argent et de manœuvres de toutes sortes. Ce qui irrite les banques privées américaines qui ont aussi une influence sur la diplomatie américaine. L’administration Biden va devoir intervenir pour rétablir un consensus entre Tripoli et Benghazi.

Les autorités de l’Est se sont senties flouées ?

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Non, elles sont aussi responsables d’une situation qui germe depuis un an. Jusque-là, Tripoli et Benghazi se répartissent à parts égales les 179 milliards de revenus de la BCL. Mais l’Est, a perçu 60 milliards de plus correspondant au projet de reconstruction de Derna (Est) sans que les autorités de Tripoli en soient avisées. Une modification du budget consentie par el-Kebir pour complaire à Belgacem Haftar, l’un des six fils du général, en charge du Fonds libyen pour le développement et la reconstruction de Derna.

Quels sont les scénarios et leurs conséquences ?

Entre le maintien d’el-Kebir et une nouvelle équipe choisie par le clan d’Abdelhamid Dbeibah, une troisième voie s’impose pour retrouver un semblant de calme et faire en sorte que la Libye continue à importer de la nourriture, des médicaments et à pourvoir à ses besoins. Tout cela a été bloqué, faisant peser un risque sérieux sur le non-paiement des salaires qui a finalement pu être évité. La nouvelle équipe désignée ignore le fonctionnement de la Banque Centrale, les outils à mettre en œuvre et la nature des opérations. Le passage en force opéré par Dbeibah, qui va à l’encontre de l’accord de Skhirat et de la loi libyenne, s’est avéré contre-productif.

Une éventuelle scission de la Banque Centrale est-elle possible ?

Non. La Libye a besoin de vendre, grosso modo, entre 25 et 30 milliards de dollars de brut tous les ans. Pour cela elle doit œuvrer en conformité avec les lois internationales, les règles de vente de pétrole et le circuit des dollars licites, et opérer à travers la BCL.

La visite du général Michael Langley, du commandement américain pour l’Afrique (Africom), au général Khalifa Haftar est à interpréter à l’aune de ces tensions ?

C’est formulé explicitement dans le communiqué de l’ambassade américaine. Celui-ci précise que l’Africom a demandé à Abdelhamid Dbeibah de veiller à l’intégrité des institutions qui sont essentielles à l’économie. C’est très intéressant. De prime abord, on voit un général et chef d’Africom venir en personne faire passer ce message-là. Ça peut être interprété comme un signe porteur d’espoir.

Mais d’un autre côté, on sait aussi qu’Africom, s’ils étaient décideurs, feraient preuve d’une plus grande fermeté que le département d’État, qui n’a pas fait parvenir de message clair aux diverses autorités libyennes et qui estime qu’il y avait une petite chance que la nouvelle équipe fasse l’affaire. Cela n’a pas été le cas, d’où les négociations actuelles entre Est et Ouest pour désigner un nouveau gouverneur de la BCL. Mais encore une fois, le flux de dollars de la manne pétrolière est géré et contrôlé par les banques américaines. Donc in fine, changer de mode opératoire n’est pas une décision qui incombe uniquement à la Libye.

Peut-on dire que ce sont ces tergiversations qui ont poussé Haftar à instaurer un blocus pétrolier ?

C’est en tout cas une manière de produire un effet de levier en rappelant aux États étrangers, aux acteurs à Tripoli, à tout le monde, que Haftar doit avoir son mot à dire.

Est-ce en mettre en rapport avec l’offensive conduite quelques jours plus tôt par les troupes de Haftar dans l’ouest libyen ?

Ces mouvements-là avaient plusieurs raisons. Haftar n’aime pas l’Algérie, mais ce n’était pas dirigé contre l’Algérie. Après le massacre de Russes par les touaregs, il a dû se renforcer, jusqu’à déployer la police militaire à l’intérieur de ses rangs. Ce durcissement de Haftar, qui est le principal hôte des Russes, est en accord avec l’agenda de Niamey.

Mais il ne faut pas oublier la surprise qui avait été créée par l’alliance soudaine entre Abdelhamid Dbeibah, qui semble devenir déraisonnable, et Mohamed El-Menfi, président du Conseil présidentiel. Cela montre que le statu-quo en place entre les clans Dbeibah et Haftar, et que la communauté internationale qualifie de « paix », est entré dans une phase de pourrissement avec des comportements imprévisibles.

Comment évaluer les risques de déstabilisation et de guerre ?

Clairement le risque de guerre existe. Mais l’ambiguïté actuelle, l’incertitude qui plane, tient plus à un effondrement socio-économique, bien plus dévastateur qu’une guerre… Ce serait une catastrophe dévastatrice qui pourrait se répandre rapidement. Il ne faut pas oublier que l’argent n’est pas en Libye. On aura beau dire qu’il appartient à la Libye, la problématique est transnationale. D’où le rôle décisif de la position américaine.

Une intervention de l’ONU actuellement est inutile, mais les éventuelles conséquences de problèmes financiers sont plus graves, ce qui est également paradoxal dans un pays aux ressources conséquentes, contrairement au Liban. Nous sommes aussi dans un moment mou sur la scène internationale où les États-Unis, comme l’Algérie et la Tunisie, sont en période électorale et où la France est engluée dans ses problèmes et discréditée en Afrique.

Les garde-fous institutionnels ne sont-ils pas un possible frein à l’escalade ?

C’est aussi une source d’inquiétude quand on constate que tous ces événements ont donné de la visibilité au président du Conseil présidentiel, Mohamed El-Menfi, qui jusqu’ici n’a rien mis en œuvre et dont la mission n’est pas de décider de qui conduit la BCL. Ce rôle incombe au Parlement. Mais rien n’est respecté : un décret, produit de manière unilatérale sans consulter les autorités de l’Est, a écarté le gouverneur, actuellement réfugié en Turquie. La Turquie, les États-Unis et l’ONU ont exprimé leur désapprobation, sans plus, si bien que Mohamed El-Menfi et ses deux compères peuvent ne pas s’arrêter là, et envisager de dissoudre le Parlement et le Haut Conseil d’État. Il n’y a aucun mécanisme pour les arrêter.

Quelle serait l’issue ?

Il faudrait mettre à profit cette crise majeure pour rafraîchir les institutions et essayer de rebondir. Cela exige de la poigne et une rapidité de décision et d’action, avec une bonne coordination entre États-Unis et Turquie qui ont compris la gravité de la situation, mais qui ne sont peut-être pas disposés à réagir avec l’énergie nécessaire.

Reste qu’il faut composer avec les acteurs locaux. Et ceux-là, si on les énerve, il peut y avoir un dérapage et la guerre. La chose la plus sacrée est d’éviter la guerre. Maintenant, il faut juste attendre, on ne peut rien anticiper, surtout qu’il n’y a aucune échéance, ni électorale, ni autre.

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