Entre l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, la bataille du zellige a commencé

Mais qui donc a inventé le zellige ? Situés dans le « creuset d’échanges très ancien » de la Méditerranée, les trois pays d’Afrique du Nord se disputent la paternité du carreau de faïence coloré, sans qu’aucun vainqueur n’émerge.

Porte en bois entourée de carreaux de zellige, dans une école religieuse de la médina de Fès, au Maroc. © Manuel Cohen / Aurimages

Porte en bois entourée de carreaux de zellige, dans une école religieuse de la médina de Fès, au Maroc. © Manuel Cohen / Aurimages

Publié le 15 septembre 2024 Lecture : 4 minutes.

Alger a entrepris, en avril 2024, les démarches d’inscription du zellige, le carreau de céramique ornemental, au titre de patrimoine immatériel algérien sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco. Un dossier en bonne et due forme a été déposé le 18 avril sous l’intitulé « Art de l’ornementation architecturale en zellige : connaissances et compétences », ce qui n’a pas manqué de soulever quelques réactions d’indignations au Maroc et en Tunisie, deux pays qui se targuent chacun d’un savoir-faire unique en la matière, dont serait dépourvu, selon eux, l’Algérie.

Rabat et Tunis vont ainsi aligner les avis de nombreux spécialistes, mais il leur sera difficile de revendiquer l’art du zellige. Depuis le Moyen Âge, les trois territoires ont été sous l’influence des Andalous et des Turcs, passés maîtres dans un art dont la longue histoire remonterait aux Phéniciens. Lesquels auraient introduit les tesselles de mosaïques, dont le zellige serait un dérivé. « La Méditerranée est un creuset d’échanges très ancien. Pour preuve, de l’obsidienne (un minéral volcanique) qui provenait des îles siciliennes, a été trouvée sur les sites préhistoriques des pays maghrébins. Elle atteste d’échanges notamment avec les îles de la Méditerranée centrale en des temps reculés », indique un chercheur de l’Institut national du patrimoine tunisien (INP).

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Fiertés nationales

L’initiative algérienne pour le zellige n’a pas échappé aux pays voisins, très vigilants en matière d’inscription au patrimoine et extrêmement chatouilleux sur la question. Au point de faire de son attribution une véritable question d’honneur national. Dans une sorte de compétition calquée sur leurs différends politiques, chacun s’empresse de marquer son territoire en sollicitant plusieurs labels internationaux.

Pour l’Algérie, la difficulté ne consiste pas uniquement à démontrer son expertise en zellige. Elle est techniquement confrontée à une inscription, en 2012, du même carreau de céramique par le Maroc auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Difficile dès lors d’en réclamer la paternité exclusive…

Les travaux des céramologues confirment en outre que l’art du zellige est aussi bien implanté en Tunisie qu’au Maroc, ce qui leur confère une certaine légitimité pour revendiquer ce savoir-faire millénaire commun. Mais dans la conjoncture politique actuelle, avec une Algérie en rupture avec le Maroc, qui lui-même a été en froid avec la Tunisie, la question du patrimoine est la chose la moins partagée.

« L’appropriation abusive a presque valeur d’annexion. On nie aux autres pays leur apport, on les spolie et on se comporte comme des affamés d’identité, dont le patrimoine immatériel est l’un des marqueurs », tacle un artisan qui rappelle que certaines productions tunisiennes, comme l’emblématique cage aux oiseaux de Sidi Bou Saïd, ont été brevetées par… le Japon.

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Patrimoine matériel ou immatériel, ou encore Mémoire du monde, sont autant de registres ouverts par l’Unesco pour protéger les savoir-faire de l’humanité. Mais le patrimoine ne répond pas forcément aux critères de divisions de territoires et de frontières. Partagé, réinterprété et décliné par les humains, il préexiste aux questions politiques. Entre rivalité et désaccords, ces dernières poussent parfois à des excès et à des dénis qui ne se justifient que par une forme de provocation.

Cela avait déjà été le cas avec le couscous, que l’Algérie avait présenté en 2018 comme étant une production de son terroir avant qu’elle ne soit contrainte, face à l’indignation de ses voisins, à devenir le chef de file d’un dossier soutenu en 2020 par l’ensemble des pays du Maghreb – y compris la Mauritanie et la Libye. « La Sicile et la Sardaigne auraient pu revendiquer aussi une part de propriété sur le couscous », précise le chef sicilien Antonino Grammatico, qui rappelle que le couscous est l’un des mets du pauvre qui, sous des formes diverses, est consommé dans tout le bassin méditerranéen.

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Inscription collective à l’Unesco ?

Ces difficultés ont fait que l’Unesco, sur des territoires aussi intimement liés que ceux du Maghreb, suggère désormais d’engager collectivement toute inscription à l’un ou l’autre de ses registres. Une manière d’éviter les confrontations et les bisbilles entre pays, comme cela aurait pu être le cas entre le Maroc et la Tunisie au sujet du Kitab Al Ibar (Le Livre des Exemples) du père de la sociologie, Abderrahmane Ibn Khaldoun (1332-1406). Le royaume chérifien avait, dès 2011, année pendant laquelle la Tunisie était occupée à sa révolution, immatriculé le cinquième tome du Kitab El Ibar au registre de la mémoire du monde, arguant que le manuscrit était en sa possession.

Rien d’étonnant puisque le savant, natif de Tunis, a longuement séjourné à Fès, où il avait complété sa formation auprès de son maître Al Abdulli. Après que certains intellectuels tunisiens se sont étonnés de cette « appropriation », Tunis n’a pas vraiment pris ombrage de la démarche. Mais en 2024, le pays entame l’inscription de la Muqaddima, célèbre introduction du livre El Ibar, connue sous le nom Les Prolégomènes, en prenant soin d’associer l’Égypte, le Maroc et l’Espagne, c’est-à-dire les pays où a vécu Ibn Khaldoun, ainsi que la France, qui avait effectué les premières traductions de cette œuvre majeure.

« C’est un gage de visibilité et de réussite pour cette initiative », assure l’historien Abdelhamid Larguèche, chef de file du projet, qui rappelle qu’Ibn Khaldoun est souvent présenté comme un « penseur nord-africain » qui, dans la tradition des intellectuels de l’époque, allait d’une contrée à l’autre en quête de savoir et de protection d’un souverain influent. « Le concept de frontières tel qu’il existe aujourd’hui n’existait pas ; il y avait des tribus et des territoires que les unes arrachaient aux autres », ajoute un organisateur de l’exposition destinée au grand public sur la vie et l’œuvre d’Ibn Khaldoun qui a marqué, à Tunis, le démarrage du processus d’inscription auprès de l’Unesco.

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