Présidentielle tunisienne : le blues de la diaspora

Certains sont revenus au pays pour les vacances, d’autres observent la situation à distance. Ils partagent les mêmes inquiétudes. Pour beaucoup de Tunisiens de l’étranger, la situation économique dégradée et l’incertitude politique à la veille de la présidentielle sont une vraie source d’angoisse.

Des Tunisiens font la queue devant une boulangerie subventionnée pour acheter du pain à l’Ariana, une banlieue de Tunis, en Tunisie, le 22 août 2023. © CHEDLY BEN IBRAHIM/NurPhoto via AFP

Des Tunisiens font la queue devant une boulangerie subventionnée pour acheter du pain à l’Ariana, une banlieue de Tunis, en Tunisie, le 22 août 2023. © CHEDLY BEN IBRAHIM/NurPhoto via AFP

Publié le 10 septembre 2024 Lecture : 7 minutes.

« C’est simple, je pense que tu ne pourras même pas venir pour mes funérailles. » Cette phrase glaçante, Elyès Ghanmi, analyste politique installé aux États-Unis, l’a entendue prononcée par sa mère lorsqu’il lui a annoncé au téléphone qu’il lui serait désormais difficile de rentrer en Tunisie pour la voir. Depuis son départ du pays en 2019, cet ancien du parti de gauche Ettakatol et co-fondateur de Joussour – le Think Tank que présidait l’opposant politique Khayam Turki, emprisonné depuis plus d’un an – ne sait plus si revenir en Tunisie « est sûr », selon ses mots.

« J’ai encore les réflexes de l’ancien régime, j’ai déjà été embêté pour mes opinions politiques sous Ben Ali et je tiens à ma liberté d’expression, donc quand on voit que n’importe qui peut être arrêté pour un statut Facebook un peu critique du pouvoir, ça fait peur », dit l’analyste qui n’est pas rentré au pays depuis son départ, à cause de son positionnement politique. « Ce n’est pas de la paranoïa, mais plus de la vigilance, parce que j’ai une famille avec moi et que j’ai vu des amis se faire emprisonner », ajoute-t-il.

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Un choix pourtant difficile, surtout lorsqu’il parle avec plusieurs Tunisiens de l’étranger qui reviennent de leurs vacances au pays chaque été, repus de leurs retrouvailles familiales. Mais pour lui, qui opère encore dans des cercles politiques, le constat est sans appel. D’autant qu’aux problèmes politiques, s’ajoutent une inquiétude économique pour la famille, restée au pays. « J’ai peur pour mes parents, car j’assiste de loin au déclassement de la classe moyenne supérieure au quotidien. Ce sont des retraités de la haute fonction publique qui se retrouvent à faire attention à chaque consommation d’électricité par peur de la facture », explique-t-il.

L’inflation galopante, la baisse du pouvoir d’achat, l’incertitude politique sont autant de facteurs qui inquiètent de nombreux Tunisiens à l’étranger, dont les familles vivent en Tunisie. « Il y a eu un glissement qui s’est opéré lors de la décennie 2011-2021, aggravé par la gestion de Kaïs Saïed et de son régime », ajoute Elyès Ghanmi. D’autres comme S., 31 ans, préfèrent rester anonyme. Installée au Danemark depuis cinq ans et travaillant dans le développement durable, elle ressent la même frustration. Elle qui est partie par choix, pour une meilleure opportunité de carrière professionnelle, dit se sentir « forcée de rester à l’étranger » à cause du climat politique actuel.

« Tout ce discours clivant autour des binationaux, le fait qu’un binational ne puisse même pas se présenter aux élections législatives, les violations constantes de l’État de droit pendant cette période électorale, tout ça me frustre, mais ça me met aussi en colère parce que même si je voulais un jour revenir, ce climat de repli nous pousse à ne pas à le faire », ajoute-t-elle. Cette fêlure identitaire a été exacerbée avec le cas de nombreux Tunisiens poussés à un départ économique ces dernières années, à cause de la hausse du coût de la vie et de la dégradation du système de santé et d’éducation. Mais elle s’exprime aussi par une incompréhension croissante de la situation dans le pays.

Déprime générale

« Il y a une vraie rupture », explique un expert des diasporas qui a souhaité garder l’anonymat. « Cela commence avec le ras-le-bol des sommes astronomiques dépensées chaque année pour rentrer en plein mois d’août en Tunisie à cause de la cherté des billets d’avion ou de bateau, puis avec l’état environnemental du pays. Beaucoup de Tunisiens qui rentrent en vacances évoquent les déchets qui jonchent les rues, de la pollution des plages, et plus globalement, de la déprime générale lors des débats politiques au café », explique l’expert.

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La communication officielle sur les recettes en devises générées par les TRE (les Tunisiens résidant à l’étranger) démontre qu’elles auraient permis d’engranger 10,2 milliards de dinars en 2024 (une augmentation de plus de 6 % par rapport à 2023), soit le double des recettes du tourisme. Mais cette hausse n’est pas représentative d’un bien-être économique. « En 2011, où on avait un million de TRE, le montant moyen était de 1 800 euros de transferts par individu et par an. Là, on a deux millions de TRE et on est à 1 500 euros par individu. La base s’est élargie puisqu’il y a eu près de 500 000 départs de Tunisie depuis 2011, mais ça ne veut pas dire que les Tunisiens de l’étranger envoient plus d’argent qu’avant », explique l’expert des diasporas.

Cet apport monétaire entretient aussi le sentiment de décalage avec le pays d’origine. Beaucoup de Tunisiens issus de la diaspora se sentent parfois sous-valorisés et traités comme des « vaches-à-lait » par leurs compatriotes. « À Zarzis, dans le sud tunisien où 45 % de la population vit à l’étranger, la période estivale est prétexte à une augmentation des prix de 20 à 30 % pour tout : le moindre café, la restauration, ou encore les prix de l’immobilier et des matières premières premières pour construire une maison », explique Mohamed Essid, originaire de la ville. Ce responsable commercial dans l’agroalimentaire fait partie de la troisième génération de Tunisiens en France, il revient chaque été au pays pour voir ses parents retraités et faire profiter à ses deux enfants de vacances au pays.

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Actif sur Facebook et dans la société civile franco-tunisienne en France, il dénonce dans des vidéos sur les réseaux sociaux les nombreux problèmes de la ville. « J’ai fait une vidéo pour alerter sur le déversement des eaux usées dans la mer, une autre pour parler des poubelles ou des incivilités sur les plages. J’étais aussi l’un des porte-paroles des familles dont les enfants ont disparu dans un naufrage d’une embarcation de migration irrégulière en 2022, pour moi, c’est ça mon engagement pour le pays », explique ce militant qui avait défendu bec et ongles le coup de force de Kaïs Saïed le 25 juillet 2021. « J’y croyais beaucoup, mais là, avec ce qu’il se passe, avec les hommes politiques emprisonnés et les candidats qui ne peuvent plus se présenter à la Présidentielle, je vois bien les limites », ajoute l’activiste qui n’ira pas voter le 6 octobre « face à ce qui s’apparente à un plébiscite pour un seul candidat ».

Le débat s’est radicalisé

D’autres, comme Majdi Karbai, ancien député tunisien résident en Italie, tentent de lutter à leur échelle. Il s’occupe souvent du cas de migrants tunisiens maltraités dans les centres de détention italiens, mais dénonce aussi certains faits politiques, comme des récoltes de parrainages douteux pour un candidat à la présidentielle ou encore le rapprochement diplomatique entre Kaïs Saïed et la Première ministre italienne Giorgia Meloni.

Comme Elyes Ghanmi, étant possiblement visé, il reste prudent. « Je vois à quel point le débat s’est radicalisé entre ceux qui critiquent ce qu’il se passe en Tunisie et qui sont taxés directement de « traîtres » ou de « vendus » et les pros Kaïs Saïed », décrit le militant politique qui va fréquemment sur les forums de discussions en ligne, les conversations sur Clubhouse et autres applications. « Il y a certains mécanismes de surveillance qui reviennent notamment dans les réseaux de discussion et c’est assez alarmant, sans compter la haine très présente partout », ajoute-t-il.

« Wassim El Pocho » — le pseudo d’Hakim Fekih, consultant commercial de 27 ans – en a fait les frais frontalement. Ancien membre d’un parti d’extrême gauche tunisien, il a décidé de faire des vidéos TikTok en 2021, avant le coup de force, pour expliquer la situation politique dans le pays. « La politique en Tunisie s’est toujours passée sur Facebook alors qu’en parallèle, la jeunesse commençait à ne plus être sur le réseau social et s’était déplacée sur Instagram, puis TikTok. Donc, je voulais m’adresser à eux et leur donner un format informatif et explicatif », explique Hakim. Son franc-parler et son analyse lui ont fait gagner des milliers de vues, parfois hors de sa communauté d’abonnés. « En général, dès que je dépasse les 20 000/30 000 vues, je sais que j’ai un peu touché une communauté plus large. Mais du coup, les répercussions sont violentes, je reçois beaucoup de commentaires haineux et d’insultes de pro-Kaïs Saïed, surtout sur TikTok où ils sont très présents et très agressifs », explique Hakim qui craint, comme Elyes Ghami, de tomber sous le coup d’une arrestation lors d’un retour éventuel en Tunisie.

Pour ce jeune qui a vécu la révolution à l’âge de 13 ans – « un évènement qui m’a marqué à vie », dit-il encore -, le désengagement est inenvisageable. « Je sais que beaucoup de gens sont découragés par ce qu’il se passe, et il y en a aussi beaucoup qui croient encore profondément dans le système de Kaïs Saïed, mais nous, nous avons le luxe de vivre à l’étranger et de pouvoir encore nous exprimer librement. Donc, nous pouvons être le relai d’une forme d’opposition », conclut le Tiktokeur.

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