« Ni Chaînes ni maîtres », enfin un film français sur la rébellion des esclaves

Dans ce premier long-métrage, Simon Moutaïrou s’empare de la question du marronnage en empruntant aux codes du film de survie. Un récit nécessaire qui témoigne du processus de libération des esclaves par eux-mêmes.

Une scène du film « Ni chaînes ni maîtres » de Simon Moutaïrou © Studiocanal

Une scène du film « Ni chaînes ni maîtres » de Simon Moutaïrou © Studiocanal

eva sauphie

Publié le 18 septembre 2024 Lecture : 5 minutes.

Un drame historique sur l’esclavage et qui plus est sur le marronnage, du quasi jamais vu dans le paysage cinématographique français. Avec Ni Chaînes ni Maîtres, Simon Moutaïtou signe un premier long-métrage qui ambitionne de rivaliser avec les super-productions américaines, près de trente ans après Amistad. Signe qu’il était temps pour l’industrie hexagonale de s’emparer de ces questions-là. « Quelques fictions sont sorties à ce sujet à la fin des années 1990 signées de réalisateurs et réalisatrices antillais.es comme Christian Lara, Guy Deslauriers et Euzhan Palcy. C’est important pour moi de les citer, car ils ont fait de très beaux films, mais ils n’ont pas eu ma chance, celle d’être diffusés au grand public », précise le réalisateur dont l’idée du film a émergé en 2009. Une époque où « la société n’était pas encore prête ».

Quand la France regarde son passé

Vingt-cinq ans plus tard, le cinéaste a pu bénéficier d’un budget de huit millions d’euros, beaucoup pour la France, mais rien comparé aux États-Unis, et d’une avance sur recettes du CNC (centre national du cinéma et de l’image animée). Peut-on y voir les prémisses d’un tournant ? « Je pense que les choses ont commencé à bouger au moment du mouvement Black Lives Matter, qui a résonné partout dans le monde, explique-t-il. Mais la France a une capacité à s’aveugler et à mettre les choses sous le tapis qui me fascine artistiquement. J’aime utiliser la métaphore de la famille. Il vaut toujours mieux révéler les secrets familiaux aux enfants : si on leur cache, si on nie les choses, c’est la meilleure manière de créer une famille dysfonctionnelle. Je pense qu’il en va de même d’une nation. » « Le cinéma français a la responsabilité de filmer ses mythes fondateurs, que ce soient des pages glorieuses ou des pages sombres. J’ai voulu raconter cette histoire avec cette détermination », poursuit l’auteur de plusieurs thrillers, dont Boîte noire, nommé aux César en 2021.

Une scène du film "Ni chaînes ni maîtres" de Simon Moutaïrou © Studiocanal

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Cette histoire, c’est celle de Massamba et de sa fille Mati. Tous deux sont réduits en esclavage et travaillent dans la plantation d’Eugène Larcenet (interprété par Benoît Magimel), sur l’Île Maurice, nommée Isle de France en 1759. Celui que le maître appelle Cicéron en raison de son éloquence et de ses bonnes manières, est d’abord fermement décidé à faire de sa fille une esclave affranchie en lui enseignant la langue du colon. Mais celle-ci refuse catégoriquement de se soumettre au système esclavagiste. Une nuit, la menace d’un viol finit par la convaincre de prendre la fuite. Son père n’a alors d’autre choix que de s’évader à son tour de l’exploitation de cannes à sucre, et de partir à sa recherche. Rien d’étonnant à ce que ce drame historique, plutôt bien documenté, vire ensuite au « survival movie ».

C’est dans une nature hostile que le père tente d’échapper à une chasseuse d’esclaves (Camille Cotin) qui a réellement existé, embauchée par le roi pour traquer les Marrons. Massamba, un rôle physique pour lequel l’acteur sénégalais Ibrahima Mbaye, qui occupe l’écran la quasi-totalité du film, s’est clairement investi. « Je me suis sans doute surpassé parce qu’en tant qu’Africain, cette histoire est la mienne, mais elle est aussi celle de l’humanité. Ce rôle m’a tout de suite parlé, parce que je suis aussi un peu rebelle », sourit-il. Car il n’était pas question pour Simon Moutaïrou de faire de ses personnages des victimes passives, tel que bien trop souvent dépeintes dans les empires coloniaux ou représentées dans l’imaginaire collectif.

Redonner de la fierté aux peuples opprimés

Le réalisateur franco-béninois a donc inscrit son film dans un pan précis de l’histoire de l’esclavage en choisissant le prisme du marronnage. Ce phénomène de fuite des personnes esclavagisées durant l’époque coloniale a largement contribué à leur libération, sans qu’elles aient eu à attendre les abolitionnistes. « Au sein du système esclavagiste, il y a des gens qui ont été dans la banalité du mal. Et d’autres qui ont douté, comme le personnage d’Honoré (interprété par Félix Lefebvre), révolutionnaire, abolitionniste avant l’heure. Mais je ne voulais pas tomber dans le mythe du « white savior » (sauveur blanc). Je voulais que les Marrons soient les sujets de leur propre libération ». Un angle assez inédit qui s’inscrit dans le sillage de l’exposition phénomène, « Oser la liberté » présentée l’année dernière au Panthéon, et qui montrait déjà un autre regard sur l’histoire des combats contre l’esclavage. Autre signe, sans doute, d’un réveil de la France face à son passé esclavagiste et colonial. « Ce tournant doit susciter une réflexion autour de la reconnaissance, estime Ibrahima Mbaye. Il faut reconnaître que certains ont eu tort et que d’autres ont vécu l’horreur et se sont rebellés, et qu’aujourd’hui leurs petits-fils en France et ailleurs font la fierté de tous ces peuples autrefois opprimés », observe-t-il.

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Même constat du côté du cinéaste. « Quand j’ai découvert le marronnage par la littérature antillaise, de Chamoiseau à Glissant, en passant par Maryse Condé et Frantz Fanon, ça a été une énorme fierté. On a besoin de donner ce type d’image pour qu’un peuple soit fier. J’avais aussi envie de parler du présent, poursuit-il. Aujourd’hui, on peut être opprimé en fonction de sa couleur de peau, de son genre, de ses préférences sexuelles ou encore de sa religion. Si, il y a quatre siècles, des hommes et des femmes ont pu s’enfuir de la pire des oppressions, alors, nous aussi, pouvons le faire. C’est là où les Marrons et Maronnes, les héros de mon film, nous parlent. Parce qu’il est toujours possible de dire non, de s’extraire et de résister », théorise-t-il.

Une scène du film "Ni chaînes, ni maîtres" de Simon Moutaïrou © Studiocanal

Une scène du film "Ni chaînes, ni maîtres" de Simon Moutaïrou © Studiocanal

Une histoire collective

Si Ni Chaînes ni maîtres raconte des trajectoires individuelles, pour mieux redonner leur part d’humanité à des êtres longtemps réduits à des biens meubles, le réalisateur rend également compte de l’histoire collective. Celle d’un système esclavagiste et économique adopté par tous, et qui ne laissait que très peu de place au doute. « Cela a été très complexe à travailler. Je me suis appuyé sur la première étape de La Controverse de Valladolid, un débat organisé au XVIe siècle au sein duquel deux théologiens catholiques décidèrent du sort des Indiens d’Amérique en admettant qu’ils avaient une âme, qu’ils étaient des frères en Christ et qu’ils pouvaient donc être évangélisés. À la différence des Noirs, qui n’avaient, selon eux, pas d’âme. C’est à partir de là qu’un système se met en place et que l’Église catholique valide la possibilité de l’esclavage, rappelle-t-il. Les personnages joués par Camille Cotin et Benoît Magimel ne sont pas des monstres. Ce sont des êtres humains qui commettent des actes monstrueux, mais eux se croient dans leur bon droit. Je voulais parler d’un système, dont on aurait tort de croire qu’il ne peut pas se reproduire », alerte-t-il.

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Affiche du film « Ni chaînes, ni maîtres »

Affiche du film « Ni chaînes, ni maîtres »

Ni chaînes ni maîtres de Simon Moutaïrou, en salles le 18 septembre

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