Ecobank : la grande enquête
Tensions au plus haut niveau, accusations de conflits d’intérêts et luttes de pouvoir : Ecobank, le premier groupe bancaire panafricain, est dans la tourmente. Enquête sur une affaire explosive.
Pour un peu, Lomé se serait transformé en Dallas. Une femme en colère, un directeur général contesté, un président mis en cause, un ex au jeu trouble, des associés divisés… Depuis le 16 juillet à 18 h 27 (heure de la capitale togolaise, où le premier groupe bancaire panafricain a son siège), Ecobank, et avec lui ses filiales dans 34 pays du continent et son million d’actionnaires, a basculé dans le mauvais feuilleton.
Courriers confidentiels
Se basant sur des courriers confidentiels, le Financial Times, prestigieux quotidien économique britannique qui a « honoré » Ecobank d’une une et de multiples articles, a jeté une lumière crue sur les conflits plus ou moins larvés qui minent le conseil d’administration et une partie du management du groupe, ainsi que sur la gestion pas toujours exemplaire des conflits d’intérêts et sur le rôle trouble de certains actionnaires. Accélérant ainsi le cours de l’histoire : au cours des deux derniers mois, les administrateurs d’Ecobank se sont réunis officiellement quatre fois, à Lomé et jusqu’à Kigali, soit presque autant qu’au cours de toute l’année 2012. Le cours de Bourse, qui s’envolait depuis le début de l’année, passant de 35 F CFA (0,05 euro) début janvier à 65 en juin, est reparti à la baisse (- 11 % entre le 16 juillet et le 24 septembre).
Le nouveau directeur général, Thierry Tanoh, qui fait partie des personnalités mises en cause, garde le cap, estimant que « le groupe sortira grandi de cette épreuve ». En attendant, c’est toute la dynamique d’une banque presque familiale, dont les employés se baptisent eux-mêmes les « Ecobankers », qui est en danger. Là réside sans doute aujourd’hui le principal enjeu : sauvegarder cet état d’esprit qui a permis au rêve panafricain – celui-là même que les politiques ont été incapables de mettre en œuvre – de devenir réalité sous la forme d’une entreprise unique sur le continent.
Enquête sur un scandale qui pourrait bien relever de l’entreprise de déstabilisation.
L’ombre d’Ekpe
Difficile de dissocier son nom de celui d’Ecobank. L’homme qui a dirigé le groupe bancaire pendant douze ans (d’abord de 1996 à 2001 puis de 2005 à 2012) et en a fait le plus vaste réseau du continent est pourtant celui dont personne ne parle aujourd’hui. En tout cas, pas ouvertement. Contacté par Jeune Afrique, il affirme vouloir rester en dehors de cette crise. « Tout ce qui se passe à Ecobank ne me concerne plus », a-t-il indiqué.
Arnold Ekpe, 60 ans cette année, est désormais membre du conseil d’administration du fonds souverain nigérian et du conseil de surveillance de l’investisseur financier ADC. Et met aussi sur pied un fonds d’investissement de plusieurs centaines de millions de dollars.
Loin d’Ecobank ? Pas totalement. Sa proximité avec plusieurs acteurs de la crise actuelle au sein du groupe panafricain, notamment avec Laurence do Rego, a rappelé à tous que ce diplômé de l’université de Manchester, contrairement à ce qu’il dit, n’a pas digéré son départ forcé du groupe.
Selon un observateur extérieur, l’antagonisme entre Arnold Ekpe et Kolapo Lawson est tel que les deux hommes ont eu, début août, un échange très vif. Ses liens désormais déclarés avec les membres sud-africains du conseil d’administration (lire ci-dessus), alors qu’il avait lui-même fait entrer ces nouveaux partenaires au tour de table, braquent de nouveau les projecteurs sur lui.
Une transition chaotique
Jamais ambiance n’a été aussi délétère au sein du groupe bancaire panafricain. En fait, depuis l’arrivée de Thierry Tanoh à sa tête, la tension au sein du comité exécutif n’est jamais réellement retombée jusqu’à l’éclatement de ce qu’il convient aujourd’hui d’appeler « l’affaire Ecobank ».
Il y a d’abord eu la période de transition entre Thierry Tanoh et Arnold Ekpe, l’ancien directeur général poussé vers la sortie par le conseil d’administration. Censée durer six mois, elle a été réduite de moitié. La raison ? La difficile cohabitation entre les deux hommes. « Avec le fort caractère du directeur général sortant, la transition ne pouvait pas durer plus longtemps », indique-t-on en interne.
En outre, c’est peu dire que dans les plus hautes sphères d’Ecobank la nomination de Thierry Tanoh a fait quelques frustrés. L’ancien vice-président de la Société financière internationale (IFC, filiale de la Banque mondiale) a en effet été préféré, dans le cadre d’un processus de sélection mené par le cabinet international Korn/Ferry, à trois candidats internes comptant entre dix et vingt-cinq ans de maison : Albert Essien, Evelyne Tall et Laurence do Rego. On sait désormais ce que cette dernière pense du nouveau patron, qui « n’est pas un banquier et n’a pas les compétences de base nécessaires pour diriger [l’]institution », comme elle le déclare dans un courrier dont Jeune Afrique a vu une copie.
C’est dans ce passage de relais chaotique que se trouvent les germes de l’actuelle crise de leadership.
Le trouble jeu des Sud-Africains
Derrière cette crise au sommet, certains voient déjà poindre une tentative de déstabilisation du groupe. Présent dans 34 pays du continent, Ecobank Transnational Incorporated (ETI) est aujourd’hui l’établissement africain le mieux placé pour profiter de son émergence annoncée. Il éveille de fait depuis quelques années la convoitise des grands noms du secteur. Déjà, en 2007, la montée en puissance fulgurante de la banque d’affaires Renaissance Capital au tour de table du groupe avait semé la panique. Six ans plus tard, la décision d’Ecobank d’annoncer publiquement le renforcement de son statut pour conserver son indépendance, alors que celle-ci ne semblait pas menacée, a ravivé les craintes.
Tous les regards se sont alors tournés vers l’Afrique du Sud. Le fonds de pension sud-africain Public Investment Corporation (PIC) est en effet aujourd’hui le principal actionnaire d’Ecobank, avec 18,2 % des parts. Nedbank, quatrième banque de la nation Arc-en-Ciel, a annoncé en début d’année son intention de convertir en actions dès le mois de novembre le prêt de 285 millions de dollars (plus de 212 millions d’euros) accordé au groupe panafricain en 2011. L’opération, équivalente à une augmentation de capital, lui permettrait de détenir environ 12 % du groupe (avec la possibilité de monter à 20 %), ramenant les parts de PIC autour de 15 %.
Laurence do Rego, celle par qui le scandale arrive
La décision d’écarter Laurence do Rego, la puissante directrice chargée de la finance et du risque chez Ecobank a entraîné une réaction en chaîne, qui a plongé le groupe panafricain dans la tourmente.
Fin juin à Lomé, le malaise était déjà perceptible. Lors de l’assemblée générale d’Ecobank – qui marquait également le 25e anniversaire du groupe -, Laurence do Rego, puissante administratrice exécutive et directrice finance et risque, était en retrait, contrairement aux habitudes.
Derrière la montée des Sud-Africains au tour de table d’Ecobank, un homme : Arnold Ekpe (lire ci-contre, à gauche), le patron emblématique du groupe. C’est lui, « malgré la réticence de la majorité du conseil d’administration », précise un membre de cette instance, qui a négocié et obtenu le crédit convertible en actions auprès de Nedbank. C’est aussi durant son mandat que PIC a fait son entrée dans le capital du groupe. Selon deux sources concordantes, Sipho Mseleku, administrateur d’Ecobank (qui a également été l’un des artisans du deal avec Nedbank), a admis lors du conseil tenu récemment à Kigali s’être depuis associé à Arnold Ekpe pour créer un fonds de plusieurs centaines de millions de dollars, fonds dans lequel PIC envisagerait d’investir. Cet étonnant attelage entre un actionnaire, un administrateur et un ancien dirigeant cristallise désormais les interrogations.
D’autant qu’Ecobank reste une proie facile. La seule disposition connue pour protéger le groupe d’une prise de contrôle est celle qui impose à un actionnaire détenant plus de 24,99 % des parts de faire une offre pour monter à 75 %. La récente vente par Renaissance Capital des 6 % qu’il détenait à un acquéreur anonyme entretient en outre l’incertitude.
Le Nigeria aux aguets
"l'affaire Ecobank"]" target="_blank" type="image" style="text-decoration: underline;" class="jcepopup">Parmi les acteurs inquiets de la montée en puissance des Sud-Africains, les Nigérians. Chez ETI, le géant économique ouest-africain est en effet partout. Historiquement d’abord, car le pays a été le principal contributeur (secteurs public et privé confondus) à la création du groupe, en octobre 1985. Capitalistiquement, aussi : via la structure publique Amcon, il est aujourd’hui son deuxième actionnaire, avec 9,7 % des parts. Mais ce n’est pas tout : avec le rachat d’Oceanic Bank, le Nigeria représente 41 % des actifs du groupe. Sanusi Lamido Sanusi, gouverneur de la Banque centrale, devrait d’ailleurs jouer un rôle clé dans l’évolution du groupe, qu’il semble vouloir attirer encore davantage dans le giron nigérian. Il a adressé des courriers en ce sens à la Commission bancaire de l’Union monétaire ouest-africaine (Umoa), qui est aujourd’hui le seul superviseur d’Ecobank.
Il est l’homme qui, début 2009, lorsqu’il était directeur général de First Bank of Nigeria, a remis d’actualité le projet de fusion entre son établissement, le premier du pays, et le groupe Ecobank. « Les Nigérians craignent la montée des Sud-Africains au capital, explique un membre du conseil d’administration. Ils veulent que la banque reste réellement panafricaine, jusque dans la composition de son actionnariat. »
Vers une nécessaire refonte de la gouvernance ?
S’il est un point sur lequel tout le monde se retrouve dans la bataille actuelle, c’est celui-ci : la qualité du conseil d’administration et les questions de gouvernance ne sont pas suffisamment prises au sérieux. Évoquée à de multiples reprises depuis plusieurs mois – dans l’affaire du bonus de 1,15 million de dollars accordé à Thierry Tanoh (auquel il a renoncé depuis), à propos du prêt de Kolapo Lawson et sur le départ de Laurence do Rego -, la question des bonnes pratiques sera d’ailleurs confiée par le groupe à « un cabinet de réputation internationale ».
En coulisses, les analyses se font sévères. « Depuis que le Financial Times a débuté sa campagne, le conseil n’a pas été capable de prendre les décisions importantes. Il a trop tardé », lâche l’un de ses membres, dépité.
Dans la communauté financière, le manque de représentation des actionnaires au sein du conseil étonne depuis longtemps : sur les 17 membres, 5 représentent des actionnaires, 5 sont des managers opérationnels et 7 sont réputés indépendants. Une composition contraire aux règles de l’Ohada, qui limitent à un tiers le nombre d’administrateurs non actionnaires, et que la banque doit en partie à Arnold Ekpe. L’ex-directeur général a vu dans cette composition une manière de préserver l’indépendance de l’institution et de la protéger d’un actionnaire trop gourmand qui aurait été tenté de dicter sa stratégie au management… Cet état de fait n’a d’ailleurs rien de nouveau : l’immense majorité des membres du conseil d’administration est en place depuis longtemps.
« Depuis quelques années, la taille d’Ecobank a explosé, souligne un consultant, mais les pratiques n’ont pas été mises à niveau. » Comble de l’ironie, c’est notamment dans ce but que Thierry Tanoh, expert en bonnes pratiques en tant qu’ancien de l’IFC, a été choisi pour succéder à Arnold Ekpe.
Tribune – Fragile joyau
Par Frédéric Maury
L’année 2013 aurait dû être l’un des plus beaux crus de la jeune existence d’Ecobank. Un 25e anniversaire, un nouveau patron et une place de numéro un dans cette vaste zone qui va du Sahara à l’Afrique du Sud. Il n’en aura rien été. Ce que Thierry Tanoh nomme lui-même son « baptême du feu » laissera sans nul doute des traces dans ce qui est clairement la plus belle réussite – et peut-être même la seule – du capitalisme panafricain.
Né de presque rien, à l’initiative des chambres de commerce d’Afrique de l’Ouest et de quelques hommes d’affaires dont Adeyemi Lawson et Gervais Koffi Djondo, le groupe bancaire s’est développé pas à pas, embrassant il y a une dizaine d’années le rêve du panafricanisme, sous la houlette – et avec le talent – d’Arnold Ekpe. Ecobank n’est ni togolais, ni nigérian, ni kényan. Ou il est, comme le disent souvent ses employés, « tout ça à la fois ».
Malgré cela, malgré ses 18 700 employés, malgré ses 9,6 millions de clients à travers 34 pays, Ecobank ne pèse rien, ou si peu. Dans la crise actuelle, dont bien des traits soulignent la complexité de faire du business en Afrique, c’est cela qui frappe. Quelques courriers confidentiels diffusés dans la presse… et ce qui aurait dû rester une bataille de conseil d’administration, comme les entreprises en connaissent de temps à autre, semble menacer le groupe.
On repense à cette époque, pas si lointaine, où la banque d’affaires Renaissance Capital s’était jouée d’autorités de contrôle aux moyens désuets pour s’emparer en quelques mois de près d’un quart du capital de la banque panafricaine. Six ans plus tard, Ecobank pèse davantage, mais pas tant que ça. Un seul milliard de dollars : c’est le prix qu’il faudrait, aujourd’hui, pour s’offrir ce fragile joyau. Que tout le monde, désormais, joue son rôle et assume ses responsabilités. Pour sauver Ecobank et, surtout, la philosophie qui l’a fait grandir.
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