Art Explora festival : à Tanger, un luxueux bateau donne accès à la culture pour tous… pour « faire mentir Bourdieu »
Depuis plusieurs semaines, un catamaran géant sillonne la Méditerranée et se transforme en musée à chaque débarquement. Une odyssée culturelle entièrement gratuite emmenée par le millionnaire français Frédéric Jousset.
Boulevard Mohamed VI, le long de la corniche. Des dizaines de familles ont planté leurs chaises pour siroter un expresso ou déguster une glace fraîchement commandée dans ces cafés mobiles qui longent la baie de Tanger. Ce tableau typique des loisirs de fin de semaine commence dès la plage publique située sur la côte nord du Détroit de Gibraltar et s’étire jusqu’à Bab el Marsa. C’est ici qu’ont lieu, en miroir, deux temps forts culturels de ce samedi soir de septembre. Sur la place, près du Musée de la douane, le festival Tanjazz bat son plein. De l’autre côté de l’artère principale, accolée au port, une scène plus modeste mais non moins festive accueille les chants amazigh du groupe féminin Tekchbila portés par des riffs électro. Autour du plateau pensé comme une agora, des centaines de personnes sont massées.
Un bateau-musée d’une valeur de 40 millions d’euros
Un pari réussi pour la soirée d’ouverture de l’étape tangéroise du festival Art Explora( jusqu’au 29 septembre). L’installation dans les ports de cette manifestation culturelle itinérante enchaînant quinze escales méditerranéennes n’a rien d’anodin. « L’idée, c’est d’aller là où les gens sont », martèle son initiateur, le millionnaire français Frédéric Jousset. À quelques mètres du village éphémère où se déroule le gros de l’événement, la silhouette d’un mât culminant à 55 mètres apparaît malgré l’obscurité, derrière les chapiteaux montés pour l’occasion. C’est celui de la star du projet, un catamaran géant aux allures de yacht fabriqué pour la coquette somme de 40 millions d’euros par l’entrepreneur. Longueur : 46,6 m. Largeur : 17,30 m. Des chiffres qui donnent le tournis, mais qui ont de quoi attirer l’attention.
Baptisé Art Explorer, ce bateau-musée (gratuit !) a déjà jeté l’ancre à Venise en Italie, à La Valette à Malte, et à Marseille en France, et a réuni respectivement 20 000, 8 000 et 60 000 visiteurs. C’est désormais à Tanger qu’il fait escale pour neuf jours avant de rejoindre Rabat (du 11 au 17 octobre). Une destination qui ne s’inscrit pas dans le parcours méditerranéen de l’embarcation puisque la ville est située au bord de l’Atlantique, mais un choix dit « de cœur, symbolique » pour Frédéric Jousset. Il y avait fondé à l’aube des années 2000 Webhelp, une entreprise de prestation de centres d’appel avec laquelle il a fait fortune en délocalisant notamment, et à moindre coût, un call-center. Aujourd’hui actionnaire à 23% de l’entreprise, il se consacre à sa fondation Art Explora, lancée en 2019 et financée à 50% par le fonds ArtNova (100 millions d’euros) qu’il a créé en 2020 pour investir dans les startups culturelles.
Également propriétaire de Beaux-Arts magazine, l’homme se rêve en philanthrope de l’art. « Je souhaite faire mentir Pierre Bourdieu sur le déterminisme social en matière de culture en trouvant des solutions pour donner soif de culture, à l’aide d’une statue grecque comme d’une battle de hip-hop ou d’une œuvre d’art contemporain », a-t-il prévenu lors de l’inauguration du village où se déroulent les festivités. L’art pour tous, telle est donc la mission que s’est donnée ce macroniste revendiqué et ancien chargé du Pass culture qui a tenu à ce que des visites scolaires, des expositions soient organisées tous les jours.
Un beau contenant qui l’emporte sur le contenu ?
Repenser l’espace muséal, la mobilité, l’accès à la culture et à l’offre artistique en misant sur le numérique, le programme sur le papier est alléchant. Sur le terrain, le bateau a de quoi séduire les quelque 2 000 visiteurs attendus chaque jour pour découvrir l’exposition à bord. « Un bâtiment classique met plus de frontières et est plus intimidant qu’un bateau, un objet architectural hyper attractif », assure Blanche de Lestrange, directrice artistique de l’événement. Un bien beau contenant qui l’emporterait presque sur le contenu. À l’intérieur, une salle immersive, pensée en partenariat avec le Musée du Louvre, propose une thématique forte, celle des figures féminines dans les civilisations méditerranéennes. Mais le dispositif manque d’une proposition narrative capable d’embarquer le visiteur. En lieu et place, un défilé d’œuvres numérisées allant de tableaux (Mona Lisa de Léonard de Vinci, L’enlèvement des Sabines de Nicolas Poussin…) à des images de sculptures, soigneusement sélectionnées par des artistes méditerranéens, qui fait un peu l’effet d’un zapping, malgré la diffusion d’un documentaire plus pédagogique et contextuel à découvrir avant l’exposition.
Sur le ponton, une expérience audio, conçue avec l’Ircam (Institut de recherche et de coordination acoustique du Centre Pompidou), vient conclure la visite de 45 mn en proposant au visiteur de voyager en Méditerranée sous casque… Une carte postale sonore pas franchement innovante. « Faire voyager des œuvres physiques aurait été impossible pour des questions de sécurité et de préservation », rappelle Jousset. Peut-on pour autant parler d’une coquille vide ? Pas vraiment.
Une exposition en réalité augmentée présentée dans l’un des pavillons nous embarque dans l’Alexandrie de l’Antiquité ou dans la Venise de la Renaissance, comme si on y était. Les décors ultra-réalistes, issus du jeu vidéo à succès Assassin’s Creed (Ubisoft), et créés avec une unité de recherche, sont bluffants. Une offre digitale qui côtoie aussi des œuvres physiques. L’exposition « Sous l’Azur » réunit des œuvres modernes et contemporaines d’artistes mondialement connus (feu Joan Miró), et d’autres émergents ou déjà bien installés comme la marocaine Bouchra Khalili qui expose actuellement à la biennale de Venise. Tous revisitent la Méditerranée autour des mythes et fantasmagories. Tandis que le parcours baptisé « Contre-courant » explore la Méditerranée à travers ses contradictions, entre lieu porteur de voyages et d’exils, d’espoirs et de désillusions, de vie et de mort.
Mise en avant de la scène locale
C’est finalement sur terre que le festival prend tout son sens, notamment grâce au travail effectué localement par la commissaire et artiste marocaine Laila Hida, créatrice du 18, un espace culturel pluridisciplinaire implanté à Marrakech, à travers une programmation vivante (concerts, performances, DJ sets), des projections et un parcours hors les murs autour des mythologies méditerranéennes. « Comment raconter les scènes artistiques de la Méditerranée, c’est une question complexe aujourd’hui, s’interroge la curatrice qui a bénéficié d’un budget de 85 000 euros pour construire le programme. Les jeunes qui prétendent à la migration clandestine alimentent la réflexion de nombreux artistes, mais il y a aussi une scène locale qui se réapproprie son histoire et son héritage. Elle renoue avec sa terre et son territoire. Parce que pendant longtemps, les artistes des Beaux-arts se sont inscrits dans l’héritage colonial et occidental. Aujourd’hui, on assiste à une transition identitaire très forte et plus inclusive qui questionne les identités marocaines en incluant aussi la diaspora », observe-t-elle.
Participation des structures locales et indépendantes tangéroises
En marge des partenariats avec les poids lourds institutionnels de la culture, Art Explora a aussi pensé sa programmation avec le concours de structures locales et indépendantes, soucieuses de faire bouger la scène tangéroise comme Think Tanger, une plateforme culturelle qui explore les enjeux sociaux et spatiaux liés à l’urbanisation de la perle du nord. Dans l’un de ces lieux emblématiques, le Tanger Print club, un studio d’impression situé sur les hauteurs de la médina, une dizaine de diplômés des Beaux-arts se sont rassemblés le temps d’une installation participative emmenée par le collectif Mouhawalat. Assis en cercle sur des tapis, chacun s’interroge et interroge l’autre à tour de rôle sur le statut de l’artiste, la pratique artistique au Maroc et sur les modes d’expression et les modèles économiques à réinventer.
« De nouvelles pratiques émergent de l’urbanisme pour comprendre les nouvelles mythologies. L’imaginaire se déploie ainsi dans les villes et ses périphéries. Les artistes mettent la lumière sur tous ces mouvements, mais aussi sur ce que ça implique comme fracture sociale et disparités, analyse Laila Hida. Il y a une volonté de ne plus s’inscrire dans la nostalgie des récits qui ont pris le dessus sur la ville pendant la période où Tanger était une zone internationale – sous protectorat espagnol notamment -, avec tous ces artistes de la Beat Generation qui ont fantasmé la ville. La nouvelle génération est dans le réel, dans son temps. »
Que restera-t-il de tous ces dialogues ? Alors que le festival poursuit son odyssée méditerranéenne jusqu’en 2026 avec des escales en Tunisie (à Bizerte), en Algérie (à Alger), en Égypte ou encore en Turquie, la fondation – reconnue d’utilité publique depuis peu – ambitionne de continuer à travailler sur la question des mobilités. Elle organisera des résidences croisées en Méditerranée en collaboration avec le programme Creative Europe de la Commission européenne. Certains artistes marocains iront pour la première fois en Europe, avec une résidence à Malaga, en Espagne, dès novembre. D’autres, comme l’artiste mauritano-sénégalais Hamedine Kane, dont le travail est exposé au musée Ibn Battouta, bénéficieront d’une résidence à Montmartre, à Paris.
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