Omar Cissé (InTouch) : « En Afrique, la fragmentation des espaces monétaires est un vrai problème »

Place du continent dans la révolution technologique mondiale, sortie de la Cedeao des pays de l’AES, impact des crises régionales sur le secteur des paiements… Le fondateur de l’agrégateur de solutions de paiement InTouch revient pour Jeune Afrique sur les principales actualités qui touchent son écosystème, la fintech, et son pays, le Sénégal.

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Publié le 12 octobre 2024 Lecture : 10 minutes.

Omar Cissé, fondateur d’InTouch, célèbre cette année les 10 ans de son entreprise, qui s’est imposée comme un visage de la transformation du secteur des paiements en Afrique. Avant cette aventure, il a créé Teranga Capital, un fonds d’investissement destiné à soutenir les PME africaines. Aujourd’hui, InTouch est soutenue par des actionnaires de renom tels que TotalEnergies, Worldline, CFAO et Toyota Mobility, et est présent dans 16 pays avec 23 filiales à travers le continent. Dans cet entretien exclusif, réalisé dans le cadre de l’émission Le Grand Invité de l’Économie RFI-Jeune Afrique, Omar Cissé revient sur son parcours, les défis de l’inclusion financière et les perspectives de développement pour l’écosystème fintech en Afrique.

L’entrepreneur sénégalais pose par ailleurs un regard sur plusieurs sujets d’actualité : la place de l’Afrique dans la révolution technologique mondiale, les défis de la collaboration régionale en Afrique de l’Ouest, ou encore la nécessité de bâtir des écosystèmes financiers stables pour soutenir les jeunes entreprises. Il évoque également l’impact des crises régionales sur le secteur des paiements et la manière dont InTouch parvient malgré tout à maintenir ses opérations.

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Omar Cissé partage également sa vision de l’avenir pour les entreprises africaines, notamment en soulignant l’importance des collaborations avec des géants de la tech mondiale, tout en assurant que l’Afrique doit développer un secteur privé national fort. Il insiste sur l’importance d’une monnaie stable et de la coopération régionale pour fluidifier les échanges financiers, tout en se disant favorable à une monnaie unique pour l’Afrique. Extraits.

Jeune Afrique : InTouch a été lancé en 2014 avec l’idée de simplifier les paiements en Afrique. Quelles ont été vos principales sources d’inspiration ? Avez-vous regardé d’autres modèles africains, comme M-Pesa au Kenya ?

Omar Cissé : En effet, M-Pesa a été un précurseur et a fortement influencé le développement du mobile money dans d’autres pays, y compris en Afrique de l’Ouest francophone. Les statistiques montrent d’ailleurs que cette région commence à devenir l’une des plus avancées en termes de mobile money.

Mais nous avons aussi été inspirés par différentes expériences. Je me suis concentré sur un problème précis : comment développer l’inclusion financière en Afrique. Nous avons constaté qu’il était difficile, pour un commerçant, de gérer ses transactions, notamment par mobile. À l’heure actuelle, il y a près de 8 millions de commerçants dans le monde, dont plus de la moitié en Afrique subsaharienne. Le mobile money y est très développé, avec plus de 118 milliards de dollars de transactions chaque année.

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Avec dix ans de recul sur la digitalisation des paiements en Afrique de l’Ouest, comment avez-vous vu évoluer l’écosystème fintech ?

L’évolution du secteur a été très rapide. Au départ, nous étions principalement axés sur le dépôt et le retrait, pour 99 % des transactions, les gens utilisant ces services pour envoyer de l’argent.

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Aujourd’hui, l’écosystème a largement évolué. Le paiement et le transfert international ont pris de l’ampleur. On parle maintenant de plus de 30 milliards de dollars de transactions passant par le mobile money, y compris des envois d’argent depuis l’étranger, ce qui était impossible auparavant. Avant, l’argent arrivait en espèces et devait être retiré dans un réseau. Aujourd’hui, les paiements sont beaucoup plus diversifiés.

Les commerçants, par exemple, qui utilisaient au départ des stations-service comme celles de TotalEnergies pour recevoir des paiements, voient désormais des petits commerçants, comme ceux qui vendent du café ou des fruits dans la rue, intégrer ces solutions.

En tant que start-up ayant connu une croissance rapide, comment avez-vous structuré votre modèle économique pour rester compétitif face à des géants comme Paystack ou Flutterwave ?

Dans le secteur des fintech, l’avantage est que nous travaillons souvent ensemble. Même si nous ciblons les mêmes clients, il existe une certaine coopération au sein de cette compétition. Beaucoup de ces acteurs, principalement basés au Nigeria et en Afrique de l’Est, utilisent également notre plateforme pour effectuer des transactions.

Avoir des points de croissance est insuffisant si nous n’avons pas un secteur privé fort. Il est essentiel d’identifier les secteurs clés et d’accompagner l’émergence de véritables champions économiques au Sénégal.

Nous avons choisi de bâtir une entreprise capable de s’adapter à cet écosystème très dynamique. Notre modèle économique a évolué pratiquement chaque année. Je souligne toujours à mes collaborateurs que notre survie dépend de notre capacité à comprendre les changements du marché et à nous y adapter. Ainsi, en 2014, 99 % de notre chiffre d’affaires provenait des petits commerçants. Aujourd’hui, nous atteignons 95 % avec des grands commerçants, tout en proposant des solutions de paiement sur mesure.

Le paysage mondial de la fintech semble atteindre la saturation. En France, par exemple, les levées de fonds ont chuté de près de 70 % en 2023, et dans le monde, les financements ont baissé de 50 %. Cela ne vous inquiète-t-il pas ?

Cela aurait pu nous inquiéter, mais je considère que c’est une phase normale que le secteur traverse. L’année dernière, nous avons enregistré près de 3 milliards d’euros de volume de transactions, avec plus de 186 millions de transactions traitées. Cette année, nous prévoyons d’atteindre au moins 4 à 5 milliards d’euros.

La croissance des fintechs reste solide. Certes, une psychose s’est installée, ce qui a freiné les investisseurs. De nombreuses entreprises n’ont pas réussi à présenter les résultats escomptés, ce qui a amplifié ce phénomène.

Cependant, je pense que le secteur est en train de se structurer. Les véritables acteurs commencent à émerger, et nous observons quelques grands joueurs se positionner. Je crois que l’univers du paiement évoluera vers une concentration autour de grands acteurs capables d’offrir des solutions à une échelle régionale, panafricaine ou mondiale.

Un quart de siècle après Abdoulaye Wade, le Sénégal vient de vivre un changement politique important avec l’arrivée au pouvoir du duo Bassirou Diomaye Faye à la présidence de la République et Ousmane Sonko comme Premier ministre. Quels sont, selon vous, les enjeux économiques les plus urgents pour le Sénégal aujourd’hui ?

Cela me donne l’occasion de saluer la grande démocratie sénégalaise, qui a prouvé sa solidité à travers cette transition. La manière dont nous avons surmonté cette étape difficile a surpris le monde. Nous devons continuer à consolider cette démocratie, car elle est essentielle pour bâtir une société stable, ce qui inclut la réussite économique.

Concernant les urgences, il est vrai que le peuple attend beaucoup et semble ressentir des besoins partout. Le premier défi est d’atteindre l’autosuffisance alimentaire. L’agriculture est un secteur clé au Sénégal, mais nous importons encore une grande partie de notre alimentation. Comme on dit, si nous ne parvenons pas à produire ce que nous mangeons, nous ne pourrons pas prospérer.

Un autre enjeu majeur est le développement du secteur privé national. Avoir des points de croissance est insuffisant si nous n’avons pas un secteur privé fort, car c’est lui qui soutient l’économie sur le long terme. Il est essentiel d’identifier les secteurs clés et d’accompagner l’émergence de véritables champions économiques au Sénégal.

Le Sénégal a récemment subi une dégradation de sa note souveraine par l’agence américaine Moody’s, ce qui soulève des préoccupations concernant la dette et le déficit public. Qu’est-ce que cela signifie en termes de perspectives pour le pays ?

Une dégradation de notation est effectivement défavorable. Elle entraîne mécaniquement un renchérissement des coûts du crédit pour le pays, ce qui pourrait alourdir la charge de la dette. Cela crée un cercle vicieux. Cependant, une fois cet épisode passé et le débat clarifié, il est possible d’envisager de meilleures perspectives.

Le président Bassirou Diomaye Faye a envoyé un signal fort en multipliant ses visites à l’étranger, notamment en France, aux États-Unis et récemment en Chine.

Derrière cette situation se trouve en effet une volonté d’améliorer la transparence et la gouvernance, ce qui peut rassurer les marchés sur l’engagement des nouvelles autorités à adopter une gestion économique transparente.

C’est une manière de voir le verre à moitié plein…

Je dirais que ce moment difficile, même s’il semble négatif, peut être l’occasion de bâtir des fondations solides. Si cela signifie qu’il faut passer par une dégradation temporaire pour restaurer la confiance des investisseurs, alors je considère cela comme une étape utile.

En tant qu’entrepreneur, comment percevez-vous l’impact des réformes économiques prévues ? Cela pourrait-il permettre de créer des opportunités pour des entreprises comme la vôtre dans la tech ?

Nos entreprises ne pourront se développer que dans un cadre de bonne gouvernance. Je suis convaincu que la gouvernance est un enjeu clé, et les signaux envoyés par ce gouvernement sont positifs. Certes, le processus de réforme est difficile, et tout le monde en ressent les effets, y compris nous. L’économie a ralenti, la consommation a baissé, et la pression fiscale est plus forte. Mais cela n’est pas un problème si l’assiette fiscale est élargie de manière équitable. Il est crucial que toutes les entreprises participent à cet effort, et pas seulement quelques-unes.

Si nous parvenons à instaurer une gouvernance saine, où les décisions touchent tout le monde de la même manière, nous avancerons vers un monde plus juste et égalitaire, ce qui favorisera le développement des entreprises.

Le nouveau président sénégalais a récemment visité la Chine, rencontrant Xi Jinping lors du Forum sur la coopération sino-africaine. Quelle est votre vision des relations économiques entre le Sénégal et des puissances mondiales comme la Chine, les États-Unis ou l’Union européenne ?

Le président a envoyé un signal fort en multipliant ses visites à l’étranger, notamment en France, aux États-Unis et récemment en Chine. Cela reflète la position traditionnelle du Sénégal, qui a toujours été ouvert au monde. Historiquement, nous avons entretenu une relation privilégiée avec la France, mais le Sénégal s’est beaucoup ouvert à la Chine sous Abdoulaye Wade, et Macky Sall a élargi cette ouverture vers l’Asie.

Ce que nous cherchons à construire, c’est une approche diversifiée. Le Sénégal n’est pas dans une logique il se limite à certains partenaires tout en en négligeant d’autres. Les récentes visites du président montrent clairement cette volonté d’ouverture et de coopération avec diverses puissances mondiales. Nous voulons continuer à bâtir sur cette diversité, car c’est ce qui nous permet de maximiser les opportunités pour notre économie.

Le Sénégal, dans le contexte ouest-africain, cherche à renforcer les synergies régionales pour promouvoir l’intégration économique. Comment voyez-vous la collaboration avec les pays voisins pour créer un écosystème, notamment dans la tech, mais aussi dans d’autres secteurs ?

C’est un enjeu majeur, même si nous ressentons des difficultés actuellement. Nous opérons dans plusieurs pays de la région : au Mali, au Niger, au Burkina Faso, en Guinée, avec des collaborateurs locaux. Nous nous considérons comme une entreprise panafricaine, et nous vivons avec les réalités de ces pays. L’intégration régionale est essentielle pour créer un écosystème solide, notamment dans la tech, mais aussi dans d’autres secteurs.

Avez-vous été freiné par les événements récents dans ces pays, notamment au Sahel ?

Pas vraiment. Dans le secteur du paiement, les crises n’ont pas le même impact. Quoi qu’il arrive, les gens continuent à faire des transactions, et il y a même souvent une augmentation des transferts d’argent internationaux en période de crise. Cela dit, ces situations compliquent la stabilité à long terme pour les entreprises, car nous devons faire très attention à respecter les règles en vigueur. Parfois, cela implique de suspendre nos opérations dans certains pays en fonction des décisions politiques, ce qui peut être difficile.

Vous mentionnez que les crises peuvent augmenter les transferts d’argent, mais y a-t-il un risque à long terme si ces pays se retirent de l’Union monétaire ou de la Cedeao ?

Ces pays ont leurs raisons pour quitter la Cedeao, que nous respectons. Cependant, j’espère que cela n’ira pas jusqu’à la sortie de l’Uemoa. Actuellement, les transferts au sein de l’Uemoa sont très fluides, mais en dehors de cette zone, c’est extrêmement compliqué. Il est crucial de renforcer les zones monétaires et économiques plutôt que de les affaiblir.

Personnellement, j’irais même jusqu’à rêver d’une monnaie unique pour toute l’Afrique.

J’espère sincèrement que ces pays pourront trouver un terrain d’entente, et que les barrières économiques qui ont été levées ne seront pas rétablies. Notre président s’est engagé à travailler pour que ces pays réintègrent la Cedeao. Je n’entre pas dans les détails des raisons politiques, mais je suis convaincu qu’il est dans notre intérêt de préserver et renforcer ces zones économiques. Cela facilite les déplacements et les échanges sans barrière, ce qui est essentiel pour nos économies.

Concernant l’espace Cedeao, les échanges sont plus compliqués. Est-ce que vous appelez à un apaisement du débat, notamment sur le franc CFA, un sujet qui divise dans la région ?

C’est un sujet complexe, effectivement. Ce qui est certain, c’est que nous avons besoin d’une monnaie stable, partagée par un maximum de pays. La fragmentation des espaces monétaires est un vrai problème pour le business et pour les populations. J’espère qu’on arrivera à un débat serein pour prendre les meilleures décisions. Je ne sais pas quelle est la meilleure option, mais il est clair que nous avons tout intérêt à évoluer dans un même espace monétaire qui garantit la fluidité des échanges, aussi bien entre nous qu’avec le reste du monde.

Vous préconisez donc de ne pas agir dans l’urgence, ni de manière dispersée. Selon vous, une éventuelle transition vers une autre monnaie doit-elle se faire à l’échelle régionale ?

Absolument. Personnellement, j’irais même jusqu’à rêver d’une monnaie unique pour toute l’Afrique. Ce serait un immense pas en avant. Un espace unique où l’on pourrait voyager et commercer sans barrière, comme au sein de l’Uemoa. Ce n’est pas normal que, pour aller en Afrique du Sud ou au Kenya, on ait besoin de visas et de passer par des processus complexes.

Je crois beaucoup à l’outil de l’interconnexion régionale qui se met en place. Cela faciliterait les échanges financiers entre nos pays. Il y a des blocages à lever, et même si on parle beaucoup de l’Union africaine, on ne discute pas assez de ces obstacles concrets qui freinent nos échanges.

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