Les mémoires meurtrières aux Caraïbes

En Martinique, où elle tente de rassembler et de faire dialoguer les descendants d’esclaves et les descendants de colons, l’écrivaine Marijosé Alie-Monthieux se heurte à la détermination des hommes à ne jamais pardonner.

Marijosé Alie-Monthieux © DR

Marijosé Alie-Monthieux © DR

Fawzia Zouria

Publié le 23 octobre 2024 Lecture : 3 minutes.

C’est fou ce que les hommes aiment entretenir les mémoires ! Et à quoi cela leur sert-il, si ce n’est à maintenir ouvertes les plaies du passé, à trouver des raisons de haïr et des motifs de se déchirer encore et toujours ?  Les femmes ne sont pas ainsi faites, fort heureusement. Elles n’ont pas cette façon de se complaire dans les malheurs d’hier ou de demander réparation à tout prix. Si elles se retournent vers le passé, c’est souvent pour tenter de se réconcilier avec lui et de guérir ses blessures afin de s’ouvrir sur d’autres possibles. J’en connais une, en tout cas, qui illustrera parfaitement mon propos. Elle s’appelle Marijosé Alie-Monthieux. Elle est Martiniquaise, écrivaine et musicienne. Et elle vient de jeter un pavé dans la mare avec un livre, publié chez K. Éditions, qui fera date dans l’archipel des Petites Antilles : Palépoutann (K. Éditions, 2024, 131 p., 20 euros), qui veut dire en créole « Parler pour entendre ».

Négritude, créolité, Tout-monde

La Martinique vous rappelle bien évidemment Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau ou Édouard Glissant. Des noms qui évoquent des concepts tels que la négritude, la créolité ou le Tout-monde, et qui ont le mérite d’avoir amorcé une réflexion sur la réalité d’un peuple issu de la traite, de l’esclavage, de la législation coloniale et du refus de sa part africaine. Cette réflexion a fait avancer les choses, c’est sûr, mais elle est restée dans le registre de la théorie et n’a pas réglé les problèmes de fond, on le voit aujourd’hui.

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Marijosé Alie-Monthieux, elle, a voulu aller sur le terrain et mettre les mains dans le cambouis. Son objectif : rassembler physiquement, dans un même espace, les descendants d’esclaves et les descendants de colons, après cent soixante-dix ans de silence. Provoquer des échanges entre eux pour mettre des mots sur ce qui ne va pas. Lever les tabous et les non-dits. Dépasser la hargne, l’amertume et l’esprit de vengeance. En résumé, « évoquer cette relation avec l’histoire pétée, écrit l’auteure, ouvrir sur ces étranges fissures où passent les vents mauvais ».

Insultes et menaces de mort

En janvier dernier, Marijosé Alie-Monthieux a pris son bâton de pèlerin et est allée proposer des rencontres entre les différentes composantes de la société martiniquaise, « Béqués-Mulâtres-Zindiens-Zarabes », comme on dit là-bas. Elle a commencé sa tournée en entrant en contact avec 32 communes sur les 34 qui existent sur l’île. À chaque commune, elle a suggéré l’idée d’accueillir ces échanges. Hélas ! L’expérience a tourné court.  Devant elle, Marijosé a vu se dresser la détermination des hommes à ne jamais pardonner. Elle s’est entendu dire qu’il fallait que les béqués se traînent à genoux pour expier leurs fautes du passé. Elle a reçu des insultes et des menaces de mort. Elle était debout, les hommes hurlaient au son des tambours, avec le même refrain : « Toi, la vendue ! »

Cap 110 Mémorial, consacré à l’esclavage, à l’Anse Caffard, au Diamant, en Martinique © Laurent Rebelle /Biosphoto via AFP

Cap 110 Mémorial, consacré à l’esclavage, à l’Anse Caffard, au Diamant, en Martinique © Laurent Rebelle /Biosphoto via AFP

Les maires ont eu la trouille. Ils ont supplié Marijosé Alie-Monthieux d’arrêter. Cela pouvait déraper. Fallait-il les matraques pour garantir la liberté d’expression ?, s’est-elle demandé. Le feu pour une opération de conciliation ? Un vrai non-sens ! Mais elle a fini par obtempérer, consciente des rancunes profondes encore présentes chez les siens et de leur refus de faire société ensemble.

A-t-elle jeté l’éponge et renoncé à son projet pour autant ? Jamais de la vie ! D’abord, elle vient de raconter son expérience dans un livre coup-de poing. Ensuite, elle va recommencer, encore et encore. Persuadée que c’est d’un passé pacifié que dépendra l’avenir des Martiniquais. À ces derniers, elle veut apprendre la phrase de leur compatriote Césaire : « La colère est salvatrice, mais il n’est pas bon de s’y attarder » et, à nous, elle veut confirmer cette réplique d’Aristophane : « Quand la guerre sera faite par les femmes, elle s’appellera la paix. » Christophe Colomb nomma un temps la Martinique « L’Île aux femmes ». Voilà qui conforte mon intuition.

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