Sale temps pour le journalisme sur le continent

En Afrique, l’assimilation de tout traitement de l’information factuel et indépendant à une défiance envers les pouvoirs en place est une constante. Une hérésie de plus pour des professionnels qui peinent à remplir convenablement leurs missions, faute de moyens.

Ce journaliste de télévision se trouve dans un couloir de l’hôtel Rixos, à Tripoli, en Libye, le 23 août 2011. © REUTERS/Paul Hackett

Ce journaliste de télévision se trouve dans un couloir de l’hôtel Rixos, à Tripoli, en Libye, le 23 août 2011. © REUTERS/Paul Hackett

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  • Elgas

    Chercheur associé à l’IRIS, journaliste, écrivain et docteur en sociologie

Publié le 27 octobre 2024 Lecture : 4 minutes.

Revient souvent en Afrique, dans les griefs adressés à l’Occident – et à raison –, la hiérarchisation des émotions qui érige encore – et trop, sans doute – l’Europe en centre du monde. Ce procès s’est d’autant plus sophistiqué que la mécanique du « double standard » est devenue, dans ce qui s’apparente à une croisade contre les derniers relents atlantistes et colonialistes, l’un des arguments de poids du Sud dit « global ». Et c’est peu dire que le lexique recrute de nombreux adeptes, vent debout contre des médias officiels, forcément corrompus. Le fief d’émission de tout discours à portée mondiale reste, hélas, encore et toujours l’Occident. L’hégémonie des médias acquis à cette inclination crée la source de désaffection, voire de colère enragée, d’une partie du monde invisibilisée dans la géographie des conflits.

Le Darfour a disparu des radars

La complainte est sans doute hâtive, probablement à nuancer, mais elle porte, parce qu’elle agrège un certain nombre d’éléments irréfutables. C’est ainsi que l’horreur à Gaza a semblé laisser indifférents beaucoup d’Africains, qui contre-objectent que le Congo et son drame continental, ou encore le Tigré éthiopien et ses 600 000 morts, ne suscitent aucun émoi majeur. Ainsi posé, l’argument semble recevable, et dans la loi kilomètre qui régit encore l’intérêt médiatique des tragédies, cette relégation au dernier plan crée ou conforte une insensibilité qui mute souvent en franche défiance contre les récits dit « mainstream ».

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S’il est toujours assez peu constructif de se jeter, avec une perspective conflictuelle, dans une enchère et une hiérarchisation des malheurs, il semble en revanche indispensable et urgent d’élargir le tableau, pour voir pourquoi les drames africains ne sont pas – ou sont si peu – au centre de l’attention mondiale. À quoi est due cette nuit éternelle, cause importante du fatalisme ambiant ?Le Darfour a disparu des radars, le Burkina Faso est devenu un huis clos effrayant, l’avancée des GAT au Mozambique est passée sous silence – et on peut faire l’économie d’un catalogue des barbaries qui serait tristement interminable.

Par contraste l’Ukraine ou Gaza sont au premier plan de la scène médiatique, et disent le jour et la nuit d’une couverture qui achève de fortifier la sentence connue : « Une mort, c’est un drame, un millier de morts, une statistique. ». Et un mort ici est affilié à un mort occidental. Quelle pourrait en être la cause ? Le parti le plus simple, et probablement le plus paresseux, est encore la mise à l’index d’une hégémonie occidentale malveillante, raciste et désintéressée. Si on ne peut pas tout à fait exclure cette hypothèse, une autre cause semble centrale : l’essoufflement, voire l’absence de toute forme de journalisme local au front, qui soit en mesure de documenter et de mettre en récit les tragédies avec un regard de proximité et de justesse, loin du surplomb inévitable de la distance.

Faiblesse des écosystèmes médiatiques

Là semble se nicher l’inextricable problème, particulièrement en Afrique de l’Ouest. L’assimilation de tout journalisme factuel et indépendant à une défiance face aux pouvoirs en place – qu’ils soient bien élus ou non –, la traque et l’incarcération des journalistes, la faiblesse chronique des écosystèmes médiatiques sont autant de facteurs qui détruisent toute la chaîne de l’information, à la longue. Ils contribuent à défaire de maigres acquis et à saper davantage, ou à décourager, des vocations.

Cela contribue au discrédit général et à la suspicion indifférenciée d’un milieu qui souffre d’un triple problème : économique, structurel, et philosophique. Le trou est si profond que même des pouvoirs qui ont porté un message démocratique d’espoir et de rupture semblent peu soucieux de satisfaire cette promesse. Au Sénégal, l’épisode récent de convocations régulières et massives de nombreux journalistes par la police est une tache précoce laissée sur la trajectoire de Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), une irrégularité dans l’État de grâce qui pourrait défavorablement colorer son magistère. Cet exemple sénégalais est déprimant et symbolique, tant l’espoir suscité par le nouveau pouvoir avait le potentiel d’être un catalyseur sous-régional.

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L’état des lieux de la presse en Afrique pointe des défectuosités et des dysfonctionnements majeurs. Là est la cause sous-analysée de la relégation décriée. L’acharnement des pouvoirs contre les journalistes, par exemple dans l’espace de l’Alliance des États du Sahel, l’atonie et le recul des médias libres dans des pays déjà peu connus pour leur avant-gardisme journalistique, et le peu d’inclination au changement favorable dans le domaine, voire la franche régression, annoncent de terribles lendemains. Si le récit du continent sur lui-même et par lui-même a toujours été un enjeu de la redéfinition de soi, force est de constater que l’émergence du totem néolibéral de « narratif » est la plus vaste escroquerie au monde. Elle prospère sur la mort d’un journalisme équilibré, profond, loin de la propagande. Tel est l’enjeu de demain pour, enfin, se dire.

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