Si chères funérailles : dans la démesure des obsèques au Bénin
Dans le Bénin méridional d’aujourd’hui, les proches d’un défunt n’hésitent pas à s’endetter pour organiser la cérémonie d’adieu la plus grandiose possible. Cette démesure témoigne de la force du lien avec le disparu, mais aussi de dynamiques sociales ancrées dans la culture, selon Joël Noret, professeur d’anthropologie à l’Université libre de Bruxelles.
Samedi après-midi. Sur une placette villageoise, dans la cour d’une « maison familiale » ou dans une rue bloquée pour la circonstance, quelques dizaines de convives mangent, boivent et discutent avec animation au son de la musique locale du moment et de quelques classiques de la chanson béninoise. Un poster grandeur nature du défunt est affiché sur un mur.
Dans les maisons voisines, des scènes analogues. Les sonos s’entremêlent, des invités circulent entre cours et maisons. Partout, ce sont accolades et retrouvailles plus ou moins démonstratives. Des femmes de la famille ou du quartier, ou un « service traiteur » s’affairent en cuisine. Des jeunes gens, portant le tissu choisi pour la circonstance, circulent entre les tables ou les rangées de chaises pour assurer le service.
Nous sommes au cœur d’une réception funéraire, moment qui draine l’assistance la plus nombreuse et lors duquel les endeuillés ont à cœur de prendre en charge une foule de parents proches et plus éloignés, de voisins, d’amis venus parfois de fort loin, de collègues, de coreligionnaires éventuels, et de connaissances d’ordres divers.
Agir dignement pour honorer le défunt
Dans le Bénin méridional comme dans d’autres régions d’Afrique subsaharienne, les funérailles sont des moments cruciaux de la vie sociale qui mobilisent des ressources importantes. Performances ostentatoires à certains égards, ou « démonstrations de force » comme on dit parfois localement pour évoquer des funérailles particulièrement prodigues, elles ne s’y laissent pourtant pas réduire.
En fait, elles donnent souvent à voir des investissements inséparablement affectifs et économiques. Les préoccupations pour l’affirmation d’un certain statut social s’y trouvent étroitement imbriquées à des raisons plus intimes ayant trait au souci d’agir dignement à l’égard du mort, afin de pouvoir en sortir avec le sentiment du devoir funéraire et familial accompli.
En mai 2012, Gildas, chauffeur retraité d’une compagnie d’État, dut ainsi faire face à la perte de l’oncle qui l’avait éduqué. Ce dernier l’avait toujours traité à l’égal de ses propres enfants. Une relation forte s’était tissée entre eux, les années passant. Organiser des funérailles en l’honneur d’un homme qu’il ne pourrait « jamais oublier » relevait dès lors, pour lui, de la première importance.
Gildas cotisa au même titre que les enfants du mort pour couvrir les frais généraux de séjour à la morgue, d’achat du cercueil et d’organisation de la réception destinée aux gens du quartier. À cela vinrent s’ajouter les dépenses liées aux vêtements que les endeuillés se feraient confectionner pour l’occasion, et surtout celles de la réception « privée » organisée pour recevoir de façon plus personnelle des parents proches, des amis et d’anciens collègues.
Au final, Gildas investit plus de 500 euros dans les obsèques – soit plus de six fois le montant de sa maigre pension de retraite. « On a gâté de l’argent », me dit-il après les funérailles, tout en énumérant les raisons pour lesquelles de telles dépenses étaient à ses yeux inévitables : parce qu’il s’agit là d’une manière conventionnelle d’honorer le défunt, parce qu’une assistance nombreuse est socialement valorisée, et que la réputation de la famille est en jeu. Il ne faudrait pas finir traité d’avare ou de « pauvre »…
Sentiment d’ambivalence
Dans un pays où l’obligation morale d’enterrer dignement ses parents est inculquée très tôt aux enfants, Gildas était à la fois heureux d’avoir honoré son oncle, gagné par le sentiment du devoir accompli, mais aussi nerveux en repensant aux sommes englouties. Une forme d’ambivalence à l’égard des dépenses consenties à ces occasions n’est pas rare : les funérailles mettent sous pression les budgets des ménages comme les projets à plus long terme des individus.
En fait, l’ambivalence ou la gêne à l’égard des dépenses funéraires est d’autant plus forte que les endeuillés sur lesquels repose l’essentiel de la charge économique – en l’occurrence les enfants et les beaux-enfants du mort – sont rarement seuls à décider du scénario des obsèques. Leurs propositions sont en effet discutées, évaluées, voire contestées frontalement dans le cadre d’une grande « réunion familiale » impliquant leurs oncles, tantes, et autres autorités de leur lignage.
De telles réunions peuvent connaître des issues très différentes selon les atmosphères familiales, mais il n’est pas rare que des dépenses supplémentaires soient plus ou moins imposées aux enfants : qu’il s’agisse d’insister sur la performance des rites « traditionnels » et des frais qu’ils occasionnent, de solliciter une augmentation du budget de la réception à prévoir pour le quartier, de suggérer des réparations et une remise en peinture de la grande concession lignagère devant abriter les cérémonies, voire de chercher à obtenir la construction, avant les funérailles, d’un nouveau bâtiment devant fixer la mémoire du mort au sein de ladite concession… Le séjour à la morgue d’un cadavre peut dès lors s’étendre sur quelques semaines, le gouvernement ayant récemment limité cette durée à un maximum d’un mois.
Ainsi, au-delà de la préoccupation que les endeuillés peuvent avoir d’organiser des funérailles dignes du défunt, ou de faire la démonstration de leur statut social et économique, les pressions dont ils peuvent faire l’objet et les contraintes qu’ils ressentent à ces occasions contribuent certainement à alimenter l’ambivalence régulièrement exprimée à l’issue des événements.
Bénédiction post mortem
Pour autant, chacun ou presque s’engage dans les funérailles à la mesure de ses moyens, et pour ainsi dire « à tout prix ». À cet égard, les écarts entre les réceptions plus modestes des classes populaires et celles organisées par les fractions supérieures des classes moyennes et les classes dominantes ne reflètent fondamentalement que les écarts massifs de conditions d’existence et les distances sociales structurant le Bénin contemporain.
Dans une région où l’on dit volontiers que « si tu n’as rien, tu n’es rien », honorer la mémoire des morts, c’est aussi tenir son rang, et par là même, celui des disparus.
En 2013, le père de Brigitte est décédé à Abomey, ville historique et haut lieu de célébrations de funérailles qui draine chaque week-end des foules vers leur « village » d’origine. Le défunt, propriétaire terrien, exploitant agricole et commerçant, était une figure de la bourgeoisie locale. Plusieurs de ses enfants avaient également connu une certaine réussite professionnelle et économique.
La préparation des obsèques fut tendue, minée par un conflit portant sur l’opportunité d’organiser les rites « traditionnels », en plus d’une célébration chrétienne. Déçue d’avoir dû in fine passer sous les fourches caudines des autorités « traditionnelles » de sa parentèle, et de n’avoir pas pu organiser des funérailles exclusivement catholiques pour son père, Brigitte n’en était pas moins satisfaite de l’issue des funérailles :« On a dépensé, on a bien dépensé, parce que notre père, il aimait le luxe. Il aimait voir les gens bien habillés. […] Et lui-même disait : quand je serai mort, je veux que mon enterrement soit bien, bien fait. Il disait : ma mort, ça doit être bien. Et c’est exactement comme ça qu’on l’a organisé. »
Elle considérait par ailleurs que le défunt était derrière les nombreuses cotisations et marques de solidarité dont elle avait bénéficié, et qui lui avaient permis de réunir de l’argent sans trop de difficultés. Son père, disait-elle, avait en cela « payé » ses propres funérailles… Une telle évocation de la manière dont l’esprit du mort porte secours à des enfants endeuillés est en fait assez ordinaire.
Ces derniers scrutent régulièrement un signe du défunt qui pourrait témoigner de sa bénédiction. On dit d’ailleurs en langue fon, langue véhiculaire du sud du pays, que lorsqu’on organise bien les funérailles de ses parents, on en récolte plus tard le bénéfice.
Ainsi, les funérailles du Bénin méridional d’aujourd’hui donnent à voir de coûteuses et ambivalentes conduites d’honneur. Lieux d’investissements à la fois affectifs, sociaux et économiques, elles mobilisent l’ensemble de l’espace social. Une écrasante majorité de la population s’y engage en effet à la mesure, si ce n’est au-delà, de ses moyens. C’est que les enjeux sont multiples, et étroitement imbriqués, car les funérailles éprouvent tant la valeur sociale des familles et des individus que la relation au défunt.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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