Chagos et Palestine : les mémoires mêlées de la dépossession
Alors que Maurice et la Grande-Bretagne sont parvenus à un accord concernant la souveraineté des îles Chagos, le poète et photographe Umar Timol croise les mémoires des Chagossiens et des Palestiniens arrachés à leurs terres.
« J’invite la terre à être le tabernacle de mon âme lasse »
Mahmoud Darwich, La terre nous est étroite et autres poèmes (2000)
1973. Alors que le bateau voguait lentement vers sa destination, à l’horizon se déployaient ces terres enracinées dans sa chair, bientôt anéanties par l’océan. Liseby Elyse, une descendante de ces esclaves qui avaient été emmenés de force dans les îles Chagos pour y travailler au 18ᵉ siècle, ne savait pas qu’elle ne les foulerait plus. Elle avait appris dernièrement qu’elle devait se rendre à Maurice. On ne lui donna pas d’explications. Elle ne voulait pas partir, mais elle n’avait pas le choix. Elle aimait son île et il y faisait bon vivre. « La vie était douce », se remémore-t-elle.
Lors du voyage, sous le choc du traumatisme, elle fit une fausse couche.
Plus de 1 500 à 2 000 Chagossiens furent ainsi expulsés, dépossédés de leurs terres, devenus des exilés. Ce fut le début d’un long chemin de misère pour les Chagossiens à Maurice. Certains se suicidèrent, d’autres sombrèrent dans l’alcool. Ils furent relégués au statut de marginaux dans une société mauricienne qui, dans l’ensemble, faisait peu de cas d’eux.
L’archipel des Chagos se situe dans le nord de l’océan Indien et compte plus de 55 îles. En 1784, un Franco-Mauricien, Pierre Marie Le Normand, obtint une concession pour la plantation de noix de coco. Il emmena avec lui des esclaves. Les îles, entre 1780 et 1828, furent utilisées par les Français et les Anglais. Elles devinrent un territoire anglais (et mauricien) en 1814 et furent administrées par Maurice.
L’archipel détaché « illégalement »
À partir des années 1960, les États-Unis, dans le cadre de leur stratégie expansionniste, s’intéressèrent à l’île Diego Garcia. Elle est idéalement située et leur permet d’intervenir militairement dans la région. Suite à des négociations entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, cette dernière mit l’île à la disposition des États-Unis. En 1965, les Chagos furent séparés de Maurice. Maurice reçut en contrepartie une compensation financière. La Grande-Bretagne, de 1967 à 1973, procéda à l’expulsion graduelle des Chagossiens.
En 1977, les États-Unis ouvrirent une base militaire, qui est toujours opérationnelle. S’ensuivit un long combat légal. Maurice traîna en justice les États-Unis et la Grande-Bretagne pour regagner la souveraineté. En 2019, la Cour internationale de justice, dans un avis consultatif, jugea que le Royaume-Uni avait « illégalement » détaché l’archipel des Chagos de l’île Maurice après l’indépendance de cette dernière en 1968.
On a appris la semaine dernière que Maurice et la Grande-Bretagne sont parvenus à un accord. Ainsi, Maurice a récupéré sa souveraineté sur les îles Chagos, à l’exception de Diego Garcia, dont le bail a été renouvelé pour une période « initiale » de 99 ans.
Suite à cette annonce, les Mauriciens s’affrontent sur les réseaux sociaux. On peut les classer en trois catégories. D’abord, ceux qui sont souvent proches du parti au pouvoir, le MSM, célèbrent ce « triomphe » et trouvent que c’est un événement sans pareil : David, l’île Maurice, a vaincu Goliath, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Ensuite, il y a ceux qui ont une réaction mitigée : ils considèrent que c’est un pas dans la bonne direction, mais que tout reste à faire. Et enfin, ceux qui estiment que c’est une défaite et une trahison, qu’on est en train de brader notre territoire. Au sein de la communauté chagossienne, l’annonce est accueillie positivement par certains, mais d’autres se montrent critiques, dénonçant le manque d’implication des Chagossiens dans les négociations.
Cet accord est incontestablement une « petite » victoire pour Maurice mais elle est aussi et surtout une manœuvre cynique. Les puissances coloniales, la Grande-Bretagne et les États-Unis, font d’une pierre deux coups : les États-Unis préservent le plus important, leur base militaire à Diego Garcia pour 99 ans. Il est utile de rappeler que des frappes aériennes y ont été lancées pendant la guerre du Golfe Persique et que des interrogatoires de prisonniers s’y sont déroulés.
Les États-Unis possèdent plus de 750 bases à travers le monde, elles sont une composante essentielle de leur stratégie de domination globale. Par ailleurs, dans le contexte d’un soutien actif au génocide des Palestiniens, cet accord est un bel exercice de communication et de branding destiné à redorer leur blason entaché de sang. Quant au parti au pouvoir à Maurice, le MSM, il pourra se vanter, à l’approche des élections générales, d’avoir réalisé un exploit : la décolonisation totale de Maurice. En d’autres termes, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais il s’agit d’une sombre affaire où le maître mot est le cynisme.
« Elles mourront peut-être là-bas »
2024. L’écrivaine palestinienne Susan Abulhawa se rend à Gaza pour recueillir les témoignages des victimes du génocide, parmi celui d’une jeune mère, Jamila (prénom changé). Cette dernière lui raconte que sa famille « avait été visée par un tir de char… avant de porter le coup final qui a traversé l’enfant et blessé son père….deux semaines plus tard, un soldat a tiré sur sa fille Nour, brisant ses deux petites jambes ». Le fils de Jamila a été assassiné et sa fille Nour portera à jamais les stigmates de la violence génocidaire.
1973 et 2024. Liseby et Jamila. Des lieux différents. Des histoires différentes. Mais ultimement semblables.
Elles sont les damnées de la terre, les victimes de la machinerie coloniale. Les mêmes logiques sont à l’œuvre, ici et là-bas, depuis des siècles : déshumanisation de l’autre, suprémacisme, racisme, conquête des terres, exploitation économique, violence hégémonique, expulsion, génocide culturel et génocide tout court.
Liseby se rendra bientôt aux Chagos. Elle nagera dans les eaux limpides d’un lagon trop bleu. Et un jour, Jamila retournera en Palestine libérée. Elle contemplera longtemps ces paysages trop beaux, à force de mélancolie.
Elles mourront peut-être là-bas.
Et leur mémoire nourrira la terre de leurs ancêtres, elle s’immiscera dans les édifices guerriers de la barbarie revêtue des masques de la civilisation, elle les fissurera, puis les détruira. La mémoire chagossienne, la mémoire palestinienne, la mémoire de tous les dépossédés de la terre ne meurt jamais ; elle est l’engrais de terres nouvelles, ces terres anciennes enfin devenues libres, ces tabernacles de l’humain.
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