Tiken Jah Fakoly : « Mon rêve, c’est les États-Unis d’Afrique »
L’icône du reggae africain, qui sort un nouvel album en juin, a reçu « Jeune Afrique » à Bamako. L’occasion d’aborder son actualité musicale, la crise malienne, ou encore son engagement panafricain. Interview.
Sa silhouette est massive, sa voix calme et posée. À 45 ans, Tiken Jah Fakoly dégage une impression de force tranquille. Son discours, toujours aussi engagé, semble mûrement réfléchi. Avec des mots d’ordre qui reviennent en boucle : unité, panafricanisme, optimisme.
Exilé au Mali depuis 2002, l’Ivoirien s’est mobilisé durant la crise politico-sécuritaire qui a miné son pays d’adoption ces deux dernières années, appelant à contrer l’obscurantisme islamiste ou relayant des messages d’apaisement.
Disponible et affable, Tiken a reçu Jeune Afrique en mars sur la terrasse de Radio Libre, son club de reggae bamakois. Il évoque son nouvel album, Dernier appel (sortie le 2 juin), mais aussi la situation malienne et son engagement politique.
Pourquoi avoir baptisé votre prochain album Dernier appel ?
C’est encore un appel au peuple africain à prendre son destin en main. C’est comme l’appel à la mosquée. Il y a le premier, puis le deuxième, avant que la prière ne commence. Ou comme à l’église, où l’on fait sonner la cloche plusieurs fois. Nous l’avons appelé Dernier appel mais ce ne sera pas le dernier album.
Que faut-il en attendre ?
Il faut s’attendre à du reggae roots, comme le réclamait les fans. Il y aura de nouveaux messages panafricanistes. Je suis convaincu qu’aucun pays africain ne gagnera tout seul. Par contre, ensemble, nous avons tout à gagner. Si le Mali, la Côte d’Ivoire, la Guinée et les 53 pays africains se mettent ensemble, s’ils forment les "États-Unis d’Afrique", nous y arriverons. Ce prochain album parlera donc de l’importance de notre unité.
Quels sont les grands leaders panafricanistes dont vous vous inspirez ?
Évidemment Kwame Nkrumah, mais aussi Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Sékou Touré en Guinée, Modibo Keïta au Mali, Haile Sélassie en Éthiopie… Ce sont des gens qui dès les années 1960 ont réclamé l’unité africaine et ont défendu les intérêts du continent. Ils avaient compris qu’il fallait se rapprocher pour représenter une force politique et économique. Mais la plupart ont été soit éjectés par des coups d’État, soit assassinés.
Vous vous êtes rapidement mobilisé pour le règlement de la crise malienne. Plus de deux ans après le coup d’État du 22 mars 2012, comment évaluez-vous la situation dans votre pays d’adoption ?
Je ne veux pas parler à la place des Maliens mais je pense que le pays a connu une crise importante. D’abord en raison de ce coup d’État que je qualifie d’inutile. Il faut continuer à apaiser les cœurs et surtout montrer l’importance de la réconciliation et de l’unité, afin d’apporter de la stabilité. Quant au problème historique du Nord, je ne peux pas encourager la division du Mali et en même temps me battre pour l’unité du peuple africain. Je le répète : mon rêve, c’est les États-Unis d’Afrique.
Vous aviez d’ailleurs sorti un titre en décembre 2012 appelant à la reconquête du Nord…
Oui, il s’appelait "An Ka Willi" ("Levons nous"). C’était pour galvaniser le peuple malien et l’armée malienne lorsque le Nord était occupé par les islamistes. J’ai un peu repris le rôle de mes ancêtres chanteurs qui chantaient pour les guerriers avant qu’ils partent en guerre.
Qu’avez vous pensé de l’opération Serval ?
J’ai salué l’intervention internationale. Il n’y avait que ça à faire. Mais l’opération Serval n’était pas que dans l’intérêt du Mali. Ce pays se trouve à 5h30 de Paris en avion. Un état islamiste installé à 5h30 de Paris, c’est moins loin que l’Afghanistan. La France elle-même avait intérêt à intervenir. Qu’il y ait un début d’intégrisme en Afrique de l’ouest, cela n’aurait pas arrangé ses affaires et celles des pays occidentaux. Le général de Gaulle a dit : "la France n’a pas d’amis, la France n’a que des intérêts".
J’ai aimé l’accueil chaleureux réservé à François Hollande mais je n’ai pas aimé le fait que les drapeaux français soient restés accrochés des mois, ici, à Bamako. C’était trop. C’est dans notre culture d’être reconnaissant, mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps. Dans le passé, nous avons aidé à libérer la France. Les Africains ont participé à toutes ses guerres. Donc quand nous avons des soucis, c’est un juste retour des choses qu’elle vienne nous aider.
Comment percevez-vous la présence de troupes étrangères sur le sol malien ?
La génération actuelle est connectée, lit, se cultive, et sait des choses que nos parents ne savaient pas. Elle supporte de moins en moins la présence occidentale et la considère un peu comme un retour à la colonisation. Elle commence à comprendre que si nous sommes riches et pauvres, c’est que notre richesse va quelque part.
Comment jugez-vous l’action du gouvernement malien ?
Le président IBK a été élu à 77%. Lui et ses proches sont à la tâche et seront jugés par les Maliens dans cinq ans. Tout le monde sait que quand un pays sort d’une crise comme celle-là, rien n’est facile. Avec le coup d’État et le débarquement des islamistes, le Mali avait mal des deux côtés : mal à la tête et mal aux pieds. Il faut laisser le temps aux nouvelles autorités d’aller jusqu’au bout de leur mandat.
La réconciliation nationale semble avoir du plomb dans l’aile…
Il faut que les Maliens du Sud et ceux du Nord se parlent. Il faut continuer à s’expliquer et à dire que l’intérêt commun est dans la grandeur et non dans la division du pays. Si le Mali est divisé, sa richesse et son territoire le seront aussi. Le pays deviendrait alors une "petite moitié" qui ne représenterait rien sur le plan international, qui n’aura même pas un tabouret au Conseil de sécurité de l’ONU. Il faut tenir compte des intérêts de chacun mais tout faire pour garder le territoire malien, qui est l’un des plus grands de la région et qui a un bel avenir.
Êtes-vous optimiste pour le Mali ?
Non seulement je suis optimiste pour le peuple malien, mais je le suis aussi pour le peuple africain. Vous savez, pour un continent qui a été libéré il y a seulement une cinquantaine d’année, nous nous en sortons bien. Quand je regarde un peu l’Histoire, je me dis qu’on a encore du chemin à faire, mais nous ne sommes pas perdus. Il faut continuer à expliquer aux gens l’importance de l’éducation, de l’unité et du travail. Il n’y a pas de raisons que l’Afrique n’y arrive pas. Nous sommes sur la même planète que les Américains et les Français. Mieux, je crois même que l’Afrique, c’est l’avenir. C’est ici que les choses vont se passer, nous avons tout. Mais il faut que nous soyons réveillés et que nous mettions la main à la pâte.
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Propos recueillis par Benjamin Roger, à Bamako
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