Le propos raciste qui fait du bien
Peut-on utiliser les clichés pour mieux les dynamiter ? Des étudiants français répètent les saillies caractéristiques du racisme ordinaire pour en souligner l’absurdité. Objectif : libérer la parole pour mieux la lessiver…
"Pourquoi tu fais l’ENA ? Tu veux devenir président de l’Afrique ?" Si la formule ne trahit pas formellement une méchanceté raciste, elle véhicule tout à la fois le cliché d’un continent obnubilé par l’ambition politique et l’ignorance d’une Afrique qui se résumerait à un seul pays. Écrite sur une ardoise, la phrase apparaît sur une photographie extraite de la campagne "I, too, am ENA". Et celui qui porte l’ardoise à la peau noire…
C’est en effet de l’École nationale d’administration (ENA) française qu’est issue une bonne partie des hauts cadres chargés de faire infuser les idéologies dans les politiques nationales. Mais les grandes écoles française, aussi respectables soient-elles, ne sont pas réputées pour leur mixité, ni sociale ni “ethnique”. Si des institutions comme Sciences-Po ont tenté des programmes spécifiquement orientés vers les populations des quartiers dits "difficiles" -considérés comme des berceaux de populations issues de l’immigration-, elles durent marcher sur des œufs, dans un pays où les statistiques ethniques sont interdites et où les mentalités ne sont guère favorables à la discrimination positive.
Et comme l’intelligence académique n’est pas un gage d’humanisme, le racisme a toute raison de faire florès dans ces structures élitistes. Alors, en ce début d’année 2014, les étudiants de l’ENA ont décidé de prendre eux-mêmes le taureau des pensées nauséabondes par les cornes de l’humour. C’est ainsi qu’est née cette campagne aux ardoises. Les poncifs s’y glissent dans une spontanéité teintée de naïveté. "Chouette ! Non seulement tu parles bien français, mais en plus tu parles sans accent", pourrait passer pour un compliment, si l’accent n’y était pas présenté comme un handicap. "Tu parles djiboutien ?" peut traduire une saine curiosité propice à la sociabilité, mais dévoile aussi l’impéritie de celui qui ne sait pas que le français est l’une des langues officielles de Djibouti et que ses langues dites “usuelles” sont l’afar et l’issa. "Comme ta présence parmi nous est exotique" transpire un enthousiasme qui, à bien y réfléchir, n’est pas tout à fait l’inverse du racisme. Quant à la phrase "Tu viens d’où ? D’Allemagne ? Ben, on dirait pas", elle montre qu’on ne fait toujours pas rapidement abstraction de la couleur de peau de son interlocuteur et qu’on ne s’habitue que lentement à voir des Européens “de souche” au teint sombre.
"I, Too, Am Harvard"
#dailymicroaggressions #itooamharvard pic.twitter.com/tX4jStO6VC
— I Too Am Harvard (@iTooAmHarvard) 19 Février 2014
Pour leur campagne de sensibilisation, les futurs énarques se sont inspirés de leurs homologues anglo-saxons, notamment américains. Ainsi, 63 étudiants d’Harvard avaient-ils placardé, lors du cinquantenaire du « I have a dream » de Martin Luther King, les déclarations tendancieuses suivantes : "Sais-tu lire ?" ou "Tu as de la chance d’être noire… C’est beaucoup plus facile pour entrer à l’université !". D’autres phrases évoquaient des réponses aux clichés racistes comme la saisissante "Non je n’ai pas émigré pour me faire soigner du SIDA" ou "Non, je ne t’apprendrai pas le Twerk", du nom de cette danse qui mime l’acte sexuel et qui serait, dans l’esprit de certains, l’apanage de postérieurs potelés africains.Les témoignages de cette campagne "I, Too, Am Harvard" ont abouti à la pièce de théâtre du même nom.
Ces saillies verbales aux intentions plus ou moins mauvaises constituent l’ossature du racisme ordinaire qui, lui-même, fait le lit de l’autre racisme, celui qui théorise et exclut formellement. Les défier comme une insulte ou une agression donne au militant ce statut peu sympathique de fondamentaliste de l’anti-racisme. Les ignorer ou les rabrouer est moins efficace que les libérer. En les amplifiant, les étudiants les discréditent, comme dans un effet cathartique. La démarche est subtile et commence à se répandre. C’est ainsi qu’est née la plateforme numérique de témoignages “#racismeordinaire”. Les victimes de paroles faussement bienveillantes ou de propos maladroits sont invitées à les répéter pour mieux en révéler l’anachronisme.
Quitte à prendre du recul vis-à-vis du racisme -pour éviter de s’en agacer de façon inélégante et éculée- autant pousser le bouchon jusqu’au rire. Comme Charlie Chaplin transformait l’antisémite Adolf Hitler en bouffon dans le film Le dictateur, il est productif de tourner les clichés en dérision.
Depuis plusieurs années, les étudiants d’une autre grande école parisienne, ceux de l’Ecole supérieure de Gestion, ont établi un partenariat avec la soirée "Rire ensemble : un spectacle contre le racisme", diffusée sur une chaîne publique. Peut-être les pitreries audiovisuelles décontenancent-elles les rares racistes de l’audience, habitués qu’ils sont aux admonestations solennelles.
Les humoristes comme Jamel Debbouze ont jonglé avec les clichés jusqu’à en faire un ressort comique à part entière, quasiment une ligne éditoriale quand ses prédécesseurs ne s’aventuraient que rarement sur ce terrain. Et déjà, cette “signature” du Jamel comedy club s’est insinuée au grand écran, sans Jamel. Depuis quelques semaines, les cinéphiles français qui regardent le long métrage "Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu ?" se gavent avec délice de ces clichés du racisme ordinaire. Dans le scénario, les quatre gendres d’un couple catholique plutôt traditionaliste –un asiatique, un juif, un arabe et un noir- démontrent avec jubilation que si le racisme sépare, il fait aussi partie des traits de caractère les mieux partagés. Comme il est raciste de supposer que seuls les blancs sont racistes, l’humour en miroir ne fait pas de jaloux. Chacun en prend pour son grade.
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Damien Glez
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