Livres – Jean-Louis Donnadieu : « Je me suis mis dans la peau d’un homme né esclave »
Esclave affranchi devenu gouverneur de Saint-Domingue, Toussaint Louverture fait partie de ces personnages ayant marqué l’Histoire, mais dont il reste beaucoup à découvrir. Dans une biographie intitulée « Toussaint Louverture. Le Napoléon noir », l’historien français Jean-Louis Donnadieu insiste sur la jeunesse de ce combattant de la cause noire. Interview.
Août 1791. Une révolte sans précédent embrase la colonie française de Saint-Domingue, l’actuelle Haïti. Esclaves et "libres de couleur" massacrent les colons, soutenus par la toute jeune République française. Un homme émerge : il est noir, ancien esclave et se fait appeler "Toussaint Louverture." La cinquantaine passée, cet ambitieux autodidacte devient le principal leader de la révolte des esclaves, accède au grade de général de la République et "gouverneur à vie" de la colonie de Saint-Domingue en 1801. Arrêté par Napoléon Bonaparte, qui commence à se méfier de lui, Toussaint meurt en 1803, loin du soleil des Caraïbes, enfermé entre les quatre murs du fort de Joux, dans le Jura.
Héros national en Haïti, l’homme a souvent été l’objet de projections idéologiques et téléologiques. Au fil des ans, la recherche historique tente de tenir un discours dépassionné. Se dessine dès lors un personnage bien plus complexe que celui campé dans ses hagiographies.
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Dans un portrait tout en nuances, mais où transparaît toujours une grande admiration, Jean-Louis Donnadieu consacre plus de la moitié de son livre Toussaint Louverture. Le Napoléon noir à la période peu connue d’avant 1791. Trois ans à butiner dans les archives, les registres paroissiaux et les documents de particuliers ont permis à cet historien – qui se défend de toute spéculation lorsqu’il manque de preuves – de confirmer ou d’infirmer certaines thèses, mais aussi d’extirper quelques "scoops" sur la vie de Toussaint. Un travail ardu, étant donné le caractère lacunaire des sources, les esclaves faisant l’objet de bien moins de recensements administratifs que les hommes libres et les Blancs. Loin d’être réservé aux seuls "Louverturiens", le livre s’adresse à un vaste public intéressé par l’Histoire de l’esclavage.
Natif du Dahomey (l’actuel Bénin), pays d’origine des parents du leader de Saint-Domingue, Jean-Louis Donnadieu enseigne au lycée Ozenne de Toulouse. Agrégé d’histoire-géographie, il consacre ses recherches à l’empire colonial français. L’auteur répond à Jeune Afrique.
Jeune Afrique : Pourquoi avoir comparé Toussaint Louverture à Napoléon Bonaparte en sous-titrant votre ouvrage "Le Napoléon noir" ?
Jean-Louis Donnadieu : C’est un titre certes provocateur, mais qui interpelle. "Le Napoléon noir" est un mot de Chateaubriand, tiré de ses Mémoires d’Outre-Tombe (publiées entre 1849 et 1850). Il faut préciser que Chateaubriand n’a jamais aimé Bonaparte. Le parallèle se justifie : les deux hommes sont ambitieux et opportunistes. Par ailleurs, Toussaint s’est autoproclamé gouverneur à vie, avant que Bonaparte se proclame lui-même "consul à vie." Napoléon se serait-il inspiré de Louverture ?
Quelles nouvelles découvertes sur la vie de Toussaint Louverture avez-vous faites ?
On savait depuis longtemps que Toussaint avait épousé Suzanne. Mais, avant Suzanne, il y avait Cécile ! Celle-ci apparaît dans les registres paroissiaux. J’ai ainsi pu confirmer les thèses de la chercheuse Dominique Rogers. Cécile et Toussaint donnèrent naissance à trois enfants, dont un prénommé Toussaint. Le père de famille a même eu un gendre, Janvier Dessaline, qui se serait battu aux côtés des indépendantistes aux États-Unis. Le fait que des Noirs aient participé à la guerre d’indépendance américaine est un pan de l’Histoire qui reste encore trop méconnu. De même, de nouveaux documents exhumés confirment que Toussaint, avant la Révolution de 1791, vivait assez modestement sur la sucrerie, avec Suzanne, coupant court à des spéculations sur son attrait pour l’argent. Par contre, j’ai pu avoir la confirmation qu’une fois gouverneur de Saint-Domingue, Toussaint a fait main basse sur au moins vingt-trois plantations de café, contrôlées par le système du "fermage."
Le grand homme de Saint-Domingue est un personnage moins lisse que certaines biographies le prétendent.
C’était un homme hors du commun, mais il n’a pas toujours œuvré en faveur de l’épanouissement des populations. Ainsi, pour relancer la production après la rébellion, Toussaint Louverture ne va pas hésiter à remettre les "nouveaux libres" au travail dans les champs et même à faire revenir les grands propriétaires, allant jusqu’à utiliser la force contre les récalcitrants. On peut le comprendre ; il n’a fait que reproduire le seul système qu’il avait connu. Cependant, il avait conscience de la profonde injustice que subissaient les "Noirs" et les "Mulâtres" et réclamait une plus grande reconnaissance de ses pairs. Toussaint Louverture a écrit nommément au président des États-Unis et à Bonaparte. À l’époque, le fait qu’un Noir accède à un si haut rang dans les chancelleries apparaissait comme totalement saugrenu.
À quoi s’apparentait la vie de Toussaint Louverture avant 1791 ?
Toussaint a vécu soixante ans, mais les cinquante premières années de sa vie sont restées longtemps inconnues. Jusqu’en 1977, on pensait ainsi qu’avant 1791, il n’était qu’un simple esclave, tel Spartacus. En réalité, il avait été affranchi une quinzaine d’années auparavant. Pour ce livre, je me suis mis dans la peau d’un homme né esclave dans une société extrêmement dure. Toussaint avait compris qu’il valait mieux se taire pour survivre. Il était très secret et réfléchissait avant de s’engager. Il observait beaucoup. Ses capacités de soigneur, ses racines africaines, mais aussi tout ce qu’il a pu entendre de la part des vétérans de la guerre d’indépendance américaine sont autant de jalons dans le parcours de Toussaint Louverture. Il avait aussi appris à lire et à écrire – mal et phonétiquement, mais il savait, et en français. Une véritable conquête pour son ascension sociale. De même, en vertu de ses fonctions de cocher, puis en tant qu’homme libre, il a fréquenté beaucoup de hauts dignitaires des colonies, comme Bayon de Libertat, le gérant de la plantation du Comte de Bréda à laquelle Toussaint était rattaché, ou encore le Comte de Noé, neveu de Bréda, revenu à Saint-Domingue. Ce dernier, véritable archétype de l’aristocrate de l’Ancien Régime, ainsi que Bayon de Libertat, ont probablement agi en faveur de l’affranchissement de Toussaint, qui prend alors le nom de Toussaint Bréda. L’ancien esclave ne se donnera le nom de "Louverture" qu’en 1793, une fois chef dans la rébellion.
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Propos recueillis par Caroline Chauvet
>> Toussaint Louverture. Le Napoléon noir, de Jean-Louis Donnadieu, Paris, ed. Belin, 2014, 267 pages 21 euros
Du même auteur : Un grand seigneur et ses esclaves, le Comte de Noé entre Antilles et Gascogne 1728-1816, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2009, 328 pages 31 euros.
Toussaint Louverture, d’esclave à gouverneur à vie :
20 mai 1743 (?) : Naissance dans la sucrerie du Haut-du-Cap, appartenant à Pantaléon II de Bréda, de Toussaint, fils de Pauline et d’Hippolyte dit "Déguenon."
Fin des années 1750 ou début des années 1760 : Toussaint se marie avec Cécile. Elle lui enfante au moins une fille, Marie-Marthe, ainsi que deux garçons, Gabriel et Toussaint. Dans ses mémoires, l’homme se dit père de onze enfants au total.
1776 au plus tard : Toussaint, Cécile ainsi que leurs enfants sont libres. Aucune trace écrite de la procédure d’affranchissement n’a encore été découverte à ce jour.
Août 1791 : "Révolution haïtienne".
Août 1793 : Sonthonax, commissaire de la République pour Saint-Domingue, proclame la fin de l’esclavage sur l’île.
1794 : Après s’être allié aux Espagnols et aux Anglais contre les Français révolutionnaires, Toussaint, qui a pris le nom de "Louverture", fait finalement volte-face et se place dans le camp des Révolutionnaires français.
7 juillet 1801 : Toussaint Louverture s’autoproclame "gouverneur à vie" de la colonie de Saint-Domingue et lui donne une Constitution. Il n’a, par ailleurs, jamais réclamé l’indépendance de l’île.
7 avril 1803 : Dix mois après son arrestation ordonnée par Napoléon, Toussaint Louverture meurt dans en France, emmuré au fort de Joux dans le Jura, probablement d’une pneumonie. Il a eu le temps de rédiger ses mémoires.
1er janvier 1804 : L’ancien lieutenant de Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessaline, annonce l’indépendance d’Haïti ("pays montagneux"). Il se proclame gouverneur à vie puis empereur.
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