Pierre Castel, l’homme qui met l’Afrique en bouteille
Pierre Castel a débarqué sur le continent africain en 1947. Aujourd’hui, il dirige toujours le 2e brasseur en Afrique et le numéro 3 mondial du vin. Portrait d’un bâtisseur d’empires.
Depuis de nombreuses années déjà, les images sont rares, les mots plus encore. Pierre Castel n’a jamais aimé s’épancher et ce n’est pas à quelques semaines de ses 87 ans que le président-fondateur du groupe qui porte son nom va ouvrir la boîte à souvenirs. « Le Français qui connaît le mieux le continent africain » – selon son épouse, Françoise – en aurait pourtant de savoureux à raconter, mais seuls les journalistes spécialisés en œnologie arrivent aujourd’hui à lui soutirer une heure ou deux pour parler de sa passion pour le vin. Sur l’autre grande affaire de sa vie, l’Afrique, la communication est beaucoup plus verrouillée. Même à l’échelle de son groupe, les informations sont diffusées au compte-gouttes, bien qu’il n’y ait rien à cacher, comme le répètent à satiété les « dircom » de ses filiales.
Si pour vivre heureux il faut vivre caché, alors Pierre Castel est un homme comblé. Sans que cela ait jamais nui à ses affaires, puisqu’il occupe le 8e rang du classement des fortunes françaises publié en juillet par le magazine Challenges – juste derrière un autre « Africain » célèbre, Vincent Bolloré -, avec un patrimoine estimé à 7 milliards d’euros.
Un instinct pour les affaires
« Le Français qui connaît le mieux le continent africain »
Son silence semble, au contraire, renforcer sa légende. Elle débute en 1947, lorsque le jeune Pierre Jesus Sebastian embarque pour la première fois à Bordeaux en direction du continent qui assurera sa prospérité et celle de toute sa famille. À l’époque, les Castel ne roulent pas sur l’or. Le père, Santiago, a quitté l’Espagne au début de la Première Guerre mondiale et travaille comme métayer dans les côtes de Bourg pour nourrir ses neuf enfants. Comme ses frères avant lui, le petit Pierre a depuis longtemps quitté l’école pour aider dans les vignes. Mais l’avant-dernier de la fratrie fait déjà preuve d’un sens commercial dont il ne s’est jamais départi depuis. « Il a un instinct presque animal pour les affaires », confirme l’un des très rares journalistes à bien le connaître. Il le met d’abord en pratique dans la petite boutique de vin au détail ouverte par la famille dans la capitale girondine, puis sitôt le pied posé en Afrique.
Les versions diffèrent sur les raisons de ce premier voyage. Envoyé par ses frères pour récupérer une cargaison de fûts et de dames-jeannes qui se gâtaient au soleil de Dakar, à moins que ce ne soit de Douala, ou par des négociants bordelais qui lui auraient confié la vente de leurs picrates sur sa seule bonne mine, il rentre quelques semaines plus tard après avoir tout écoulé. Mais il n’en est, depuis, jamais vraiment revenu.
« Le Français qui vend du vin »
Deux ans plus tard, il lance avec ses trois aînés, Marcel, Jean et Angel, sa propre société de négoce, Castel Frères, devenue au fil des décennies le groupe Castel, numéro trois mondial du vin avec 630 millions de bouteilles commercialisées en 2012 dans 130 pays. Chiffre d’affaires global : 2,9 milliards d’euros, dont un peu plus de un tiers provient de la branche vinicole. Le groupe a en effet su prendre les virages de la diversification. Présent « de la vigne au consommateur », premier caviste français grâce au rachat de l’enseigne Nicolas en 1988, Castel est également le deuxième producteur de bière d’Afrique, avec une quarantaine de brasseries disséminées dans une vingtaine de pays, depuis la reprise en 1990 de l’un de ses principaux concurrents, Brasseries et glacières internationales (BGI).
Pierre Castel se sent chez lui en Afrique, comme il l’a maintes fois répété avec son accent rocailleux du Sud-Ouest. Il en a surtout très vite compris tout le potentiel. « Sans l’Afrique, il n’aurait certainement pas pu faire fortune aussi vite », reprend le même journaliste. Il démarre en inondant les colonies françaises de son gros rouge expédié en vrac, avant que le hasard des rencontres ne vienne changer la donne. Un soir de 1967, accoudé au bar du Frigidaire, à Libreville, Pierre Castel est apostrophé par un jeune Gabonais : « C’est toi le Français qui vend du vin ? Passe demain, je te présenterai le patron. » C’est sa première conversation avec celui qui s’appelle encore Albert Bernard Bongo et qui va devenir l’un de ses amis les plus proches sur le continent. Le lendemain, le président gabonais, Léon Mba, lui met le marché entre les mains : « Construisez une brasserie et nous vous soutiendrons. » La saga africaine de Castel peut vraiment commencer.
« Construisez une brasserie et nous vous soutiendrons », lui promet Léon Mba en 1967
Aujourd’hui, le groupe brasse chaque année près de 30 millions d’hectolitres de bière et de sodas sur le continent, autour de marques phares telles que Flag, Castel ou Gazelle. Il dispose de milliers d’hectares de vignes au Maroc, en Tunisie et en Éthiopie, d’oliveraies près de Meknès (Maroc), sans oublier quelques activités dans le sucre, en Côte d’Ivoire ou en Centrafrique notamment.
Si le pape du vin de masse a longtemps été méprisé par les grands négociants bordelais du quai des Chartrons, les portes des palais africains sont grandes ouvertes au brasseur. Même l’Angolais José Eduardo dos Santos, qui avait mis sa tête à prix en 1975, vient le chercher huit ans plus tard pour relancer la brasserie de Luanda. « Cette activité est appréciée des responsables politiques, pour ce qu’elle produit mais également pour les taxes qu’elle rapporte et les emplois qu’elle crée », explique le patron d’un des principaux groupes français implantés sur le continent.
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Succession
La gouaille et la franchise de Pierre Castel font le reste. Car, taiseux comme un paysan avec les médias, il se montre moins réservé avec son premier cercle. À commencer par les présidents africains avec qui il négocie directement, « grâce à de réels liens d’amitié et de confiance. Ils avaient tous 20 ans quand ils se sont rencontrés », rappelle un membre du Conseil français des investisseurs en Afrique (Cian), qui a plusieurs fois pu apprécier la qualité des informations de première main du « vieux », comme il est parfois appelé avec respect sur le continent.
À l’heure où se pose la nécessaire question de la succession, le patriarche assure que tout est déjà organisé, et la trentaine de neveux et petits-neveux présents dans l’entreprise se tiennent prêts à reprendre le flambeau. Non que Pierre Castel ait montré la moindre envie de lâcher les commandes de l’empire qu’il dirige depuis soixante-cinq ans. Il continue au contraire d’en gérer au plus près les multiples activités, entre Blanquefort (dans le Médoc) et Genève où il réside depuis un soir de mai 1981.
L’homme qui parle à l’oreille des présidents africains se méfie en effet tout autant des politiques que des cours de la Bourse. « C’est un vrai capitaine d’industrie, qui ne compte que sur lui-même pour assurer la réussite de son groupe », résume un patron du CAC 40. Incontesté, son succès le rend incontestable. La relève peut bien attendre.
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