Patronat – politique : attention, liaisons dangereuses !
Complaisance vis-à-vis du gouvernement, ambitions personnelles, difficultés de financement : dans de nombreux pays du continent, les organisations d’entrepreneurs peinent à défendre les intérêts du secteur privé. Enquête sur de nombreuses zones d’ombre.
L’élection d’Alizèta Ouédraogo à la tête de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) du Burkina Faso, le 19 août, n’a pas été une surprise. Celle que l’on surnomme la belle-mère nationale – sa fille est mariée à François Compaoré, le frère du président – avait les bonnes cartes en main pour accéder à la tête de la principale organisation de chefs d’entreprise du pays : ses entrées au palais présidentiel de Kosyam, un bon carnet d’adresses de fournisseurs et de clients et un petit empire économique, allant de la maroquinerie à l’immobilier, développé à partir du rachat de l’ancienne Société burkinabè des cuirs et peaux (privatisée en 1991). « Créée en 1948, la CCI a plus d’influence et de moyens que le Conseil national du patronat burkinabè, fondé seulement en 1974 », indique Lassiné Diawara, vice-président des deux institutions. Avant Alizèta Ouédraogo, El-Hadj Oumarou Kanazoé avait régné pendant près de seize ans, jusqu’à sa mort en octobre 2011, sur la CCI et le patronat comme un véritable parrain du secteur privé adoubé par le pouvoir.
Confusion des genres
Une proximité qui n’est pas propre au Burkina Faso. « Dans la zone francophone, les chefs d’entreprise se montrent souvent complaisants à l’égard des États », regrette Francis Sanzouango, conseiller pour l’Afrique au Bureau international du travail (BIT) et ancien secrétaire général du Groupement interpatronal du Cameroun (Gicam). « Dans ces pays, l’État est un acteur économique important, à travers la régulation, les marchés publics et les sociétés qu’il contrôle. Quand les régimes sont peu démocratiques, il est donc souvent dangereux pour les patrons des patrons de s’opposer frontalement à eux. D’autant qu’ils peuvent bénéficier d’appuis s’ils coopèrent », explique-t-il.
Certains d’entre eux considèrent le patronat comme un marchepied pour accéder au pouvoir politique
Autre écueil, « Certains d’entre eux considèrent le patronat comme un marchepied pour accéder au pouvoir politique, en tant que ministre à un portefeuille économique, une fonction souvent plus reconnue que celle d’entrepreneur », note Francis Sanzouango. « Cette confusion des genres nuit à la crédibilité, donc à la représentativité des organisations patronales », souligne le Kényan Frederick Muia, conseiller à l’Organisation internationale des employeurs (OIE).
Exemple emblématique de patron des patrons « aux ordres » : Mamadou Sylla, en Guinée. De 1998 à 2010, ce proche de l’ancien président Lansana Conté a été l’indéboulonnable dirigeant du Conseil national du patronat guinéen. Grâce à ses soutiens en haut lieu, il a pu bâtir son conglomérat industriel et commercial, Futurelec, et une fortune personnelle conséquente… avant de se lancer en politique après le décès de son mentor, comme candidat (malheureux) à la présidentielle de 2010.
Les dissidents
À l’inverse, quand un patron s’oppose au pouvoir politique, les représailles peuvent être cinglantes. Président de la Confédération nationale du patronat mauritanien de 2000 à 2006 et dirigeant du premier groupe privé du pays, le puissant Mohamed Ould Bouamatou a été menacé d’un redressement fiscal de 10,3 millions d’euros après avoir vertement critiqué la politique économique du président, Mohamed Ould Abdelaziz – dont il avait pourtant financé une partie de la campagne.
Au nord du Sahara, malgré les révolutions, les patronats tunisien et égyptien n’ont pas encore réussi à dénouer totalement leurs liens avec le pouvoir et à s’affranchir d’un passé compromis. Sous le régime de Zine el-Abidine Ben Ali, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) marchait main dans la main avec les autorités : « On n’a jamais vu un dirigeant de l’Utica contester une loi ». Hédi Djilani, à la tête du patronat tunisien de 1988 à 2011, était même le beau-père du beau-frère du président.
Côte d’Ivoire : Sursis à la CGECI
La guerre des patrons pour le contrôle de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI) n’aura finalement pas lieu – ou du moins pas cette fois. Le 5 septembre, lors d’une assemblée générale mouvementée à Abidjan, les chefs d’entreprise ivoiriens ont décidé de façon consensuelle de reconduire Jean Kacou Diagou à la présidence de l’organisation patronale jusqu’en juin 2014. Après deux mandats successifs à la tête de la CGECI et deux reconductions exceptionnelles de un an, le sortant cherchait à se maintenir à son poste. Mais nombre d’administrateurs de l’organisation, qui lui reprochaient sa mauvaise gestion, ne voulaient pas en entendre parler.
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Chaque année, il disait que le programme du gouvernement était « le même que le sien », se rappelle Abdallah Ben Mbarek, secrétaire général de la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect). Cette association dissidente, créée juste après la révolution, revendique son caractère apolitique et se place en rivale de l’Utica, avec un millier d’adhérents.
Selon elle, la situation de l’organisation « historique » n’est aujourd’hui guère plus brillante que par le passé. « Ses dirigeants, tout comme ceux de l’UGTT [Union générale tunisienne du travail, principal syndicat du pays], ont maintenant des ambitions politiques. Ils sortent de leur rôle, ils devraient rester à égale distance de tous les partis », dénonce Abdallah Ben Mbarek. En Égypte aussi, le patronat est fragilisé. Quand ils étaient aux affaires, les Frères musulmans ont imposé leurs propres hommes au sein des instances, qui s’en sont trouvées décrédibilisées aux yeux des entrepreneurs.
La question du financement
Pourtant, certains patronats africains parviennent à faire entendre une voix indépendante et forte. Pour cela, le financement est crucial : « Les organisations qui fonctionnent bien, par exemple celles du Maroc, de l’île Maurice, de la Côte d’Ivoire ou du Kenya, ont d’abord résolu cette question », observe Francis Sanzouango, qui note la quasi-indigence de nombreuses structures patronales sur le continent.
« Notre budget de fonctionnement est de 50 millions de dirhams [4,5 millions d’euros] pour une soixantaine de salariés », explique Fadel Agoumi, directeur délégué de la puissante Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM). « Nos ressources proviennent principalement des cotisations de nos 3 000 adhérents – de 2 000 à 80 000 dirhams selon la taille de l’entreprise -, mais aussi du sponsoring d’une dizaine de grandes sociétés du royaume. Grâce à ces moyens, nous sommes une force de proposition sur les sujets économiques, nous assumons notre indépendance, nous avons l’oreille du gouvernement et sommes reconnus par nos adhérents. Il n’y a pas un seul texte de loi touchant le domaine économique qui ne fasse l’objet d’une consultation auprès de la CGEM », se félicite-t-il.
D’autres sources de financement peuvent être trouvées, notamment dans des pays dont la taille de l’économie est plus modeste : « Au Mali, explique Frederick Muia, le patronat assure le contrôle des exportations et des importations et perçoit directement une taxe sur ce service, ce qui lui assure des moyens substantiels pour fonctionner ». Lors de la dernière crise politique, il a été perçu comme un acteur économique impartial et consulté par tous les candidats à la présidentielle de cette année.
Une grève des impôts
L’accession de personnalités fortes à la tête des organisations représentatives contribue aussi à accroître leur poids, notamment quand l’État est faible. À Madagascar, Noro Andriamamonjiarison n’a ainsi pas hésité, fin mai, à menacer les autorités d’une « grève des impôts » si la transition politique continuait à s’éterniser.
Pour jouer pleinement leur rôle, les patronats se trouvent aujourd’hui dans un contexte plus favorable. L’arrivée au pouvoir de chefs d’État ou de ministres dotés d’une bonne culture économique favorise aussi l’émergence d’organisations audibles. C’est le cas en Côte d’Ivoire (lire ci-dessous), affirme Francis Sanzouango : « Alassane Ouattara, ancien du Fonds monétaire international, connaît bien les sujets économiques et écoute les entrepreneurs », juge-t-il.
Par ailleurs, « sous la pression des institutions financières internationales, d’inspiration libérale, les gouvernants rencontrent de plus en plus les acteurs du secteur privé. Mais cela relève souvent plus d’un calcul politique pour obtenir un satisfecit des bailleurs de fonds que d’un véritable changement d’attitude en profondeur », estime Francis Sanzouango. Résultat : si les patronats africains s’émancipent progressivement, il reste encore un pas à franchir avant qu’ils soient considérés par leurs gouvernements comme de véritables partenaires du développement économique.
3 Questions à Nassim Kerdjoudj – Vice-président du Forum des chefs d’entreprises (FCE)
« L’État algérien a favorisé notre division »
Jeune afrique : Pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour que le patronat algérien soit reconnu par l’État ?
Nassim Kerdjoudj : L’histoire des organisations patronales en Algérie est récente. Jusqu’aux années 1990, l’État considérait tout rassemblement de chefs d’entreprises privées comme contraire à la société égalitaire et socialiste qu’il mettait en avant… Seule l’Union des entreprises publiques [Unep] existait. La Confédération algérienne du patronat [CAP], constituée de patrons du privé, a d’abord émergé comme une association indépendante et non reconnue. Elle ne représentait alors qu’une part infime de l’économie, dominée par un secteur public tout-puissant. Ce n’est qu’après les premières politiques d’ajustement structurel – et donc les privatisations – que le gouvernement a changé d’attitude.
Comment expliquez-vous les divisions entre les différentes associations d’entrepreneurs ?
L’État a favorisé cette division. Quand le gouvernement a vu l’intérêt de dialoguer avec le secteur privé, il a reconnu la CAP comme représentante officielle du patronat privé. Mais dans la foulée, il s’est empressé de recruter son président, Réda Hamiani, pour en faire le ministre des PME en 1992, et se sont créées de nouvelles organisations : la Confédération nationale du patronat algérien [CNPA] ou la Confédération générale des entreprises algériennes [CGEA]. Dans le même temps, l’Unep a continué à exister, encouragée par l’État qui a préféré diviser pour mieux régner.
Dans ce contexte, quel était le besoin d’une nouvelle organisation comme la vôtre ?
Nous avons créé le Forum des chefs d’entreprises [FCE] fin 2000 comme un espace de rencontres, notamment entre sociétés publiques et privées, mais aussi entre PME et grands groupes. Aucune organisation de ce genre n’existait auparavant. Aujourd’hui nous comptons 300 membres (dont le chiffre d’affaires représente 90 % de l’économie algérienne) et sommes reconnus tant en Algérie qu’à l’international. Nous travaillons avec la CAP à une réunification du patronat, qui pourrait émerger avec les assises tripartites prévues à l’automne, en dialogue avec l’État et les syndicats.
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