Zimbabwe : les « super salaires », le scandale qui menace le gouvernement

Depuis novembre dernier, les révélations en cascade sur les émoluments faramineux des dirigeants d’entreprises publiques, elles-mêmes en grande difficulté financière, secouent l’establishment zimbabwéen et choquent l’opinion publique. Dans un pays à l’économie exsangue, le « Salary gate » enfle et menace le gouvernement.

Le ministre zimbabwéen de l’Information, Jonathan Moyo. © AFP

Le ministre zimbabwéen de l’Information, Jonathan Moyo. © AFP

Publié le 18 février 2014 Lecture : 6 minutes.

Est-ce bien raisonnable de s’octroyer un salaire de PDG de multinationale quand on dirige une entreprise d’État zimbabwéenne lourdement endettée, qui doit à ses employés des mois de salaires en retard ? Qui a accordé de tels privilèges aux patrons de ces sociétés ? Ce sont les questions au centre d’un scandale dont les proportions continuent d’augmenter au Zimbabwe, un pays encore confronté à de grandes difficultés économiques après la grave crise des années 2000. L’affaire des "super salaires" éclabousse désormais les cadres supérieurs de plus de 170 organismes publics zimbabwéens d’ores et déjà épinglés par les médias avides de nouvelles révélations, et qui demandent des comptes.

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Tout a commencé avec la nomination, en septembre 2013, de Jonathan Moyo au poste de ministre de l’Information, après les élections qui se sont soldées par la réélection du président Robert Mugabe. Sous la responsabilité du nouveau ministre, la chaîne de télévision publique, la Zimbabwe Broadcasting Corporation (ZBC), est au bord du gouffre et a urgemment besoin d’une reprise en main énergique : l’entreprise est criblée de dettes et se retrouve en quasi-cessation de paiement. Les quelques 1 000 employés de l’audiovisuel public ne perçoivent plus aucun salaire depuis le mois de juin.

À la mi-novembre, Jonathan Moyo congédie tout le conseil d’administration de la chaîne et commande un audit de la ZBC par la Cour des comptes. L’audit révèle que la télévision d’État a plus de 44 millions de dollars (32 millions d’euros) de dettes et compte au moins 400 employés fictifs, soit 40% des effectifs. La cerise sur le gâteau, c’est le niveau de rémunération des dirigeants de cette société au bord de la faillite que le ministre vient de limoger : le président de la chaîne, Happison Muchechetere, recevait un salaire fixe de 27 000 dollars (19 700 euros) par mois, plus diverses primes très généreuses. Sa rémunération mensuelle totale avoisinait les 40 000 dollars, soit 29 200 euros payés rubis sur l’ongle, hors avantages en nature. Une telle somme représente 140 fois le salaire minimum dans la fonction publique zimbabwéenne, qui s’élève officiellement à 296 dollars (216 euros). Les autres cadres supérieurs de la ZBC s’accordaient également des indemnités du même ordre de grandeur, et ont bénéficié de prêts immobiliers préférentiels auprès de leur employeur. Ces fuites ont été largement relayées par les médias zimbabwéens, et ont suscité l’écœurement dans un pays à l’économie sinistrée, où les salaires sont très bas et où le taux de chômage dépasse les 70%.

Cascade de scandales

Alors que le ministre Jonathan Moyo s’attelait à une lente et douloureuse sortie de crise pour la ZBC (en janvier, les employés ont enfin perçu 100 dollars, après plus de 7 mois sans salaire), l’enquête sur les rémunérations des patrons d’entreprises publiques, loin de s’arrêter en si bon chemin, s’est poursuivie, motivée par un constat simple : les anciens dirigeants de la société de télévision publique siègent au conseil d’administration de plusieurs autres entreprises détenues par l’État ; il était donc probable que la culture des salaires "obscènes" s’y soit propagée. De proche en proche, semaine après semaine, les révélations mettent en évidence un réseau de prédation systématique des caisses de l’État, pourtant désespérément vides après l’hyperinflation de 2008 qui a détruit la monnaie nationale et les réserves de devises.

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Contacté par téléphone, Gilbert Nyambabvu, rédacteur en chef du site indépendant d’information New Zimbabwe, affirme que la totalité des 92 administrations locales dans tout le pays sont dans le collimateur des chasseurs de super salaires et du gouvernement, ainsi que les 78 entreprises publiques, au nombre desquelles la compagnie Air Zimbabwe, dont les dirigeants sont en outre visés par une enquête pour fraude à l’assurance.

Et les affaires qui défraient la chronique se succèdent au Zimbabwé. En janvier, le public découvrait avec stupeur le salaire du chef des services administratifs de la municipalité de Harare, Tendai Mahachi, et de ses adjoints : 37 000 dollars (27 000 euros) par mois chacun, alors que les employés de la mairie de la capitale attendaient toujours deux mois d’arriérés de salaires pour novembre et décembre. "Après l’annonce de ce scandale, le maire de Harare a suspendu Mahachi, mais Ignatius Chombo, le ministre des Administrations locales, a annulé ce limogeage et rétabli Mahachi dans ses fonctions", souligne Gilbert Nyambabvu. À la suite à ce dernier rebondissement, des manifestations de citoyens en colère et d’ONG ont été organisées devant la mairie, en vain jusqu’à présent.

Cuthbert Dube était mieux payé que le patron d’une multinationale comme L’Oréal.

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Cependant, la palme (ou la pioche) du plus grand patron-pillard du pays est incontestablement revenue à Cuthbert Dube. En sa qualité de PDG de la PSMAS, une caisse publique d’assurance maladie, il percevait une rémunération de base de 230 000 dollars (168 000 euros) par mois, soit plus de 500 000 dollars (365 000 euros) mensuels, toutes primes et avantages inclus. À raison de 6 millions de dollars annuels, soit 4,4 millions d’euros, Cuthbert Dube était mieux payé que le patron d’une multinationale comme L’Oréal, empochant environ 1 800 fois le salaire minimum des fonctionnaires zimbabwéens. Treize autres cadres dirigeants de la PSMAS étaient payés entre 15 000 et 200 000 dollars par mois (de 11 000 à 146 000 euros), alors que la caisse, confrontée à de graves problèmes de trésorerie, n’était plus en mesure de couvrir les dépenses de santé de ses allocataires ou de payer ses fournisseurs.

La succession de Mugabe et l’avenir de la Zanu-PF en question

Du fait de la proximité entre ces dirigeants d’entreprises publiques et d’administrations locales et les cercles du pouvoir, le "Salarygate" n’a pas tardé à prendre un tour politique. Le gouvernement zimbabwéen, sommé d’agir par les médias et la société civile pour mettre un terme au "pillage" en règle des entreprises publiques, s’est montré frileux et désuni. Les soutiens du ministre de l’Information au sein gouvernement restent maigres, malgré la popularité de sa démarche auprès de la population.

Le 9 février, l’influente vice-présidente du Zimbabwe, Joice Mujuru, a affirmé que l’emballement médiatique autour du scandale n’était qu’une "tactique employée par des agents qui veulent détruire notre parti de l’intérieur" et dénoncé l’acharnement de la presse, avant de se rétracter devant le tollé provoqué par ses propos. Le principal parti d’opposition, le Mouvement pour un changement démocratique (MDC), a réagi en demandant la démission de la vice-présidente et en appelant à manifester contre le gouvernement "gangrené par la corruption". Lundi 10 février, c’était au tour du porte-parole du gouvernement, George Charamba, de mettre sa démission dans la balance et de suggérer que l’ensemble des ministres compromis en fasse de même. "Mais, a ironisé le journaliste Gilbert Nyambabvu, il n’a fait que proposer de démissionner. Qu’attend-il pour le faire vraiment ?"

Le président zimbabwéen Robert Mugabe lors de sa cérémonie d’investiture, le 22 août 2013.

© AFP

Le président Robert Mugabe, qui fêtera ses 90 ans cette semaine, est resté largement au-dessus de la mêlée, et "son emprise sur le pouvoir ne risque pas d’être affectée par ce scandale", estime le rédacteur en chef de New Zimbabwe. Mais l’avenir est plus qu’incertain pour la Zanu-PF, le parti au pouvoir depuis 1980. Les luttes pour la succession du vieux président font rage depuis des années, et les hésitations du gouvernement face à l’affaire des super salaires ne font que souligner les divisions au sein d’un parti au bord de l’implosion.

Pour les médias zimbabwéens, le "Salarygate" risque d’avoir de profondes répercussions politiques au cours des mois à venir.

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Jean-Michel Hauteville

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