« Colonial Tour » 2014 : le Cran dénonce les sociétés qui ont prospéré grâce au colonialisme
La deuxième édition du « Colonial Tour » s’est déroulée mercredi 12 février à Paris devant les sièges sociaux de grandes entreprises. Objectif de la manifestation organisée par le Cran en prélude à la « semaine anticoloniale » : rappeler l’implication directe des fleurons de l’industrie et de la finance françaises dans l’aventure coloniale européenne, et leurs crimes restés impunis. Reportage.
Mercredi matin, dans le froid parisien, un attroupement se forme devant un immeuble en pierre de taille de la rue de Lille, dans le très chic 7e arrondissement de Paris. Une quarantaine de personnes, principalement des journalistes, s’apprêtent à suivre un parcours guidé devant plusieurs lieux symboliques de l’histoire de France. Mais le circuit n’inclut ni le Musée d’Orsay, qui jouxte l’édifice devant lequel s’est rassemblée l’assistance, ni le Palais Bourbon, deux rues plus loin, ni aucun monument célèbre : il s’agit du "Colonial Tour", organisé par le Cran et le collectif Sortir du Colonialisme.
Après une première manifestation, en février 2013, qui avait eu pour but de redécouvrir d’anciennes institutions coloniales aujourd’hui disparues, la deuxième édition se focalise sur de grands groupes financiers ou industriels dont l’histoire est étroitement liée à l’esclavage et à l’expansion coloniale française aux Amériques et en Afrique. À chacune des cinq étapes correspondant aux sièges sociaux visés, des experts et des historiens de renom sont intervenus et ont rappelé comment ces sociétés se sont enrichies grâce à la colonisation et n’ont jamais eu à répondre de leurs agissements.
"Dans le contexte actuel de montée des populismes, du racisme et de l’antisémitisme, il est nécessaire de ne pas laisser sombrer dans l’oubli les crimes du passé, que la France a souvent cautionnés, et a trop rarement punis", rappelle un militant de Sortir du Colonialisme, coiffé d’un chapeau de colon par dérision, comme la plupart des organisateurs de cette journée.
Indemnité du sang
À la rue de Lille, première étape au programme, Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran), casque colonial sur la tête, prend la parole devant l’entrée de la Caisse des Dépôts et Consignations, qui avait reçu pour mission de collecter l’énorme indemnité de 90 millions de francs-or imposée en 1825 par la France à la toute jeune république d’Haïti en échange de la reconnaissance de son indépendance et en guise de dédommagement des colons ruinés par la perte de leurs domaines.
À Haïti, ce sont les victimes, à savoir les anciens esclaves, qui ont dû dédommager leurs anciens maîtres, pourtant coupables d’un crime contre l’humanité.
Marcel Dorigny, historien
L’historien Marcel Dorigny, qui intervient ensuite devant le portail resté verrouillé de la "vénérable" institution financière, souligne que par cette indemnité, "ce sont les victimes, à savoir les anciens esclaves, qui ont dû dédommager leurs anciens maîtres, pourtant coupables d’un crime contre l’humanité". Le Cran évoque alors les poursuites judiciaires entamées le 10 mai 2013 contre la Caisse des Dépôts, une assignation qui avait fait couler beaucoup d’encre mais n’avait pas été suivie d’effets.
Collation "sponsorisée par Banania"
Après une petite collation et une distribution de chocolat chaud "sponsorisée par Banania", ironise Louis-Georges Tin, la visite s’est poursuivie devant les bureaux du Crédit Suisse, dans le 16e arrondissement. Cet immeuble de l’avenue Kléber, à deux pas de l’Arc de Triomphe, était jusqu’en 1997 le siège d’une banque franco-suisse, la banque Hottinguer, fondée par un financier zurichois en 1786, qui s’est largement associée au financement d’expéditions négrières, comme nombre d’institutions de renom à l’époque. C’est l’occasion pour Marcel Dorigny de rappeler que le commerce triangulaire n’a pas seulement fait prospérer quelques ports négriers sur la façade atlantique, mais des régions entières du continent européen, imbriquées dans un réseau économique aux ramifications étendues.
Le groupe de militants et de journalistes remonte ensuite dans l’autocar affrété pour la matinée, où l’ambiance devient nettement plus festive : Louis-Georges Tin se fait DJ et passe des CD des plus grands succès musicaux qui ont exalté et idéalisé les politiques impérialistes, de "Mon amant de la coloniale" d’Édith Piaf aux rythmes entraînants du tube "Au temps béni des colonies" de Michel Sardou. "Pour fabriquer le consentement au sein de la société française, il était nécessaire de romancer la réalité de la colonisation pour le public hexagonal, en lui vendant de l’exotisme et de belles aventures", commente alors le président du Cran.
Les 17 000 victimes de la ligne Congo-Océan
Mais à la troisième étape du circuit, la légèreté n’est plus de mise. Devant le siège de Spie Batignolles, à Neuilly-sur-Seine, l’historien Olivier Le Cour Grandmaison (voir ci-dessous) revient en détail sur les graves accusations qui pèsent sur le précurseur de ce groupe du secteur du BTP, la Société de construction des Batignolles.
Spécialisée notamment dans la construction ferroviaire et dans l’infrastructure, elle a opéré à grande échelle dans les colonies françaises d’Afrique et d’Indochine en recourant massivement au travail forcé d’"indigènes" réquisitionnés, déportés et nullement rémunérés. La France, condamnée dans les années 1930 par la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU, pour son refus d’abolir le travail forcé dans les colonies, laissait mourir des dizaines de milliers de travailleuses et de travailleurs africains sur des chantiers tels que la ligne de chemin de fer Congo-Océan.
Des personnalités comme l’écrivain André Gide ou le journaliste Albert Londres avaient dénoncé avec vigueur les conditions abominables qui prévalaient notoirement dans les travaux d’infrastructure des possessions françaises en Afrique. La société Spie Batignolles, qui a reconnu dans un livre les 17 000 morts du chantier de la ligne de 140 kilomètres entre Brazzaville et le port de Pointe-Noire, est visée par une plainte du Cran pour crime contre l’humanité, et sera assignée en justice le 25 février prochain.
L’historien Olivier Le Cour Grandmaison déroule son réquisitoire devant le siège de Spie Batignolles à Neuilly-sur-Seine. © J.-M. Hauteville / Jeune Afrique
Les deux dernières étapes du Colonial Tour ont été consacrés à des sièges d’entreprises davantage associées à la Françafrique qu’à l’expansion coloniale. D’abord Total, à la Défense, l’héritier de la société pétrolière Elf, puis la Tour Bolloré, en bord de Seine à Puteaux. C’est l’occasion pour Sortir du Colonialisme de rappeler que, loin d’être révolues, les attitudes héritées de la colonisation et de la logique purement extractive des intérêts français en Afrique se perpétuent encore aux plus hauts niveaux des institutions politiques et économiques de l’Hexagone.
Dans une France peu encline à débattre publiquement des aspects troubles de son passé colonial, le Cran compte organiser d’autres manifestations de ce type, afin, affirme Louis-Georges Tin, de "rétablir la vérité historique, la première et la plus élémentaires des réparations".
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Jean-Michel Hauteville
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