Peut-on rire des Noirs ?
Les humoristes de la chaîne de télévision Canal + et de la radio Europe 1 ont-ils fait preuve de racisme envers les victimes du génocide rwandais ? Après l’indigeste affaire Dieudonné, la confusion humoristique finit de s’installer…
Tout serait plus simple si l’on pouvait disposer d’un "humouromètre", un appareil capable de déterminer objectivement si un sketch, un dessin ou une saillie médiatique mérite le label de "comédie". Il est déjà complexe, en aval, de déterminer si certaines "productions" humoristiques sont drôles ou pas ; il devient embarrassant, en amont, de décider si elles ont le droit d’être qualifiées d’humoristiques. Dénicher les intentions est un véritable casse-tête à une époque où sévissent tout à la fois la dictature du rire et le corset du politiquement correct. Toute émission généraliste occidentale se doit d’avoir son satiriste, mais celui-ci doit naviguer au milieu d’un océan de frilosité et d’animosités que l’on croyait révolues depuis le siècle passé.
Dénicher les intentions est un véritable casse-tête à une époque où sévissent à la fois dictature du rire et corset du politiquement correct.
" Peut-on rire des juifs ?", se demandait, en janvier, une France prise en otage médiatique par le duo "Manuel et Dieudonné". "Peut-on rire des Africains ?", s’interrogent, en février, certaines associations plus ou moins communautaristes. Peut-on singulièrement plaisanter autour du génocide rwandais, l’année de son vingtième anniversaire et le mois où s’est ouvert, en France, le premier procès d’un ancien officier accusé de complicité de génocide et de crimes contre l’humanité, celui de Pascal Simbikangwa ?
Fin décembre déjà, après une pétition, le Conseil supérieur de l’audiovisuel français mettait en demeure la chaîne Canal+ pour un sketch diffusé lors de l’émission "Le Débarquement". L’autorité de régulation estimait que cette parodie portait "atteinte à la dignité des victimes" du génocide au Rwanda, "en dépit du genre humoristique auquel elle entendait être rattachée". Pastiche d’une émission de téléréalité française, la saynète présentait un survivant des massacres de 1994 qui interprétait une comptine dont les paroles avaient été réécrites : "Maman est en haut, coupée en morceaux, Papa est en bas, il lui manque les bras". Indignée, l’écrivaine rwandaise Scholastique Mukasonga, dénonçait "l’innocence tranquille du racisme ordinaire".
C’est désormais le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) qui en appelle au CSA après un sketch de Nicolas Canteloup sur le génocide au Rwanda. Le 5 février, sur la radio française Europe 1, l’imitateur évoquait un "conflit de voisinage" rwandais pendant lequel un Hutu aurait "découpé, macheté et carpaccioté la famille" d’un Tutsi auquel il aurait également "découpé les bras bien dégagés au-dessus des coudes", l’empêchant ainsi de profiter d’une montre de famille ou de faire de l’autostop…
Qui dirigera la police des éclats de rire ?
Pour le président du Cran, on ne peut pas rire de tout, car toute liberté a objectivement des limites. Louis-Georges Tin veut obtenir du CSA la rédaction d’un "code de déontologie" qui concernerait la représentation des crimes contre l’humanité. Régenter l’humour serait aussi compliqué pour le CSA que ça l’est déjà pour le Cran. Le président du Conseil représentatif des associations noires n’a-t-il pas admis, jeudi soir, que le film La vie est belle de Roberto Benigni est une acceptable comédie sur la Shoah ? Ainsi, si administrer l’humour ne revenait pas à lui interdire l’accès au souvenir des crimes contre l’Humanité, il serait alors question de jauger, avant de juger, le talent de ses auteurs. Qui dirigera la police des éclats de rire ?
Pourra-t-on encore déconner pour déminer la connerie ?
Si le Cran peine à être intelligible dans les médias, c’est aussi qu’il tend le fouet du "deux poids deux mesures" pour se faire battre. Est-il logique de dénoncer l’interdiction d’un spectacle du métis Dieudonné tout en appelant à encadrer les futurs propos de Canteloup ? "Oui", répond Louis-Georges Tin qui distingue la prohibition a priori et la condamnation a posteriori. Sauf qu’en appelant ses spectateurs à venir au spectacle avec des ananas, Dieudonné rendait l’outrance de sa chanson "shoananas" programmée. Pourrait-on condamner un texte manifestement écrit sans en condamner sa représentation publique ?
Maladroitement, le débat devient stérile quand il se mue en jeu puéril du "c’est celui qui dit qui est". À l’accusation de "deux poids deux mesure", le Cran répond par… une accusation de "deux poids deux mesure". "Quand il s’agit des Noirs, à l’évidence, on peut tout se permettre", dénonce Louis-Georges Tin. La concurrence des mémoires enfantera-t-elle la concurrence des humours ?
Le débat vire au dialogue de sourds qui, à défaut de mettre hors d’état de nuire les mauvais comiques, risque de tétaniser les bons. Pourra-t-on encore déconner pour déminer la connerie, faire mourir de rire pour ne plus faire mourir de machette ou de Zyklon ?
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Damien Glez
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