Tunisie : « L’erreur c’est la Constitution elle-même »
Kaïs Saïed, vice-président de l’Association tunisienne de droit constitutionnel et professeur universitaire, se prononce en homme libre et sans concessions sur la nouvelle Constitution tunisienne, promulguée le 26 janvier.
Jeune Afrique : Quels sont les apports de la nouvelle Constitution ?
Kaïs Saïed : Par rapport à la constitution de 1959, c’est certainement au niveau de certains droits et libertés qu’on distingue une différence. Tout un chapitre leur est consacré, de ce point de vue l’apport est certain mais il serait extrêmement exagéré d’en faire un texte révolutionnaire. L’innovation est d’avoir constitutionnalisé ces droits et libertés ; beaucoup existaient déjà en droit interne de l’État et c’est d’ailleurs ce qui a permis à la Tunisie de ratifier de nombreux accords de droit internationaux tel que le pacte de 1966 [sur les droits civils et politiques, NDLR], ceux sur les droits des femmes ou ceux concernant les enfants. L’autre innovation est d’avoir consacré dans ce texte des institutions telles que l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie), la Haute autorité indépendante pour la communication audiovisuelle (Haica) et celle dédiée au développement durable. En ce sens, c’est une constitution du 21e siècle et non du siècle dernier.
>> Lire notre dossier consacré à la nouvelle Constitution tunisienne
Vous avez déclaré que les constituants ont repris les erreurs et répété les échecs de la Constitution de 1959, sans pour autant se préoccuper de l’intérêt général, qu’entendez-vous par là ?
L’absence de volonté politique pour une réelle révision du système et créer un nouveau régime en rupture avec le passé est patente.
Le texte de 1959 avait été taillé sur mesure pour un parti et un homme. Aujourd’hui les constituants ont adopté la même démarche mais ont taillé plusieurs costumes de taille différentes, c’est toujours du sur mesure en respectant les équilibres issus du scrutin du 23 octobre 2011. Dans ce contexte, des tiraillements sont à prévoir pour les prochaines élections au vu des changements d’équilibres politiques intervenus entre temps. L’absence de volonté politique pour une réelle révision du système et créer un nouveau régime en rupture avec le passé est patente.
Le scénario de 1959 se répète aujourd’hui puisque les demandes de la révolution n’ont pas été entendues et consacrées. Les élus n’ont pas perçu que les causes de l’échec de l’ancien régime n’étaient pas liées à la Constitution mais aux revendications formulées avec insistance depuis 2010 par les régions intérieures. La même erreur a donc été reproduite. Schématiquement, c’est l’apoplexie au centre et la paralysie en périphérie. On aurait du partir du local pour remonter vers le national, inverser la démarche qui est la cause de cinquante années d’échec. Le pilier de la démocratie est la démocratie locale, alors que celle qui a été mise en place est celle des partis. Cela est confirmé par le projet de code électoral qui reprend le système de liste qui favorise les formations politiques.
Quels sont les défauts de cette constitution ?
Le texte est sans défaut, l’erreur c’est la Constitution elle-même. Elle est faite pour légitimer le pouvoir et est entre les mains des gouvernants or une véritable loi fondamentale doit être entre les mains des gouvernés. Elle n’est donc pas intériorisée par les citoyens qui ne se sentent pas concernés.
Dans les démocraties, il s’agit de dépasser l’État de droit pour aller vers une société de droit. Tant que l’idée de Constitution n’est pas intériorisée, elle sera un instrument du pouvoir pour se légitimer et nous aurons un État de droit de façade. Il faut des moyens d’actions pour éviter cette instrumentalisation.
Maintenant que le texte est promulgué, il faut penser à le réformer autour d’un concept participatif pour que le citoyen se sente citoyen.
Comment composer avec ce texte qui fonde la deuxième république tunisienne ?
Cette formulation n’est pas adéquate car elle se réfère à un autre régime et un autre temps. Maintenant que le texte est promulgué, il faut penser à le réformer autour d’un concept participatif pour que le citoyen se sente citoyen. Il s’agit de continuer de lutter pour une nouvelle organisation politico administrative. Nous verrons quels sont les moyens qui vont être mis en œuvre par le pouvoir. J’espère qu’il n’y aura pas de retour en arrière.
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Propos recueillis par Frida Dahmani
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