Tewfik Aclimandos : « Sissi est naturellement contre-révolutionnaire mais plutôt démocrate »

Auréolé de la gloire de la destitution de l’ex-président Mohamed Morsi, le chef de l’armée égyptienne, le général Abdel Fattah al-Sissi, garde le silence sur ses intentions présidentielles. Veut-il devenir le chef de l’exécutif ou rester un faiseur de rois ? Les deux ? L’éclairage du spécialiste de la vie politique égyptienne contemporaine, Tewfik Aclimandos.

Le général Abdel Fattah Al-Sissi, le 22 mai 2013. © Khaled Desouki/AFP

Le général Abdel Fattah Al-Sissi, le 22 mai 2013. © Khaled Desouki/AFP

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Publié le 20 janvier 2014 Lecture : 7 minutes.

Sauveur de la nation pour ses fervents partisans, le général Abdel Fattah al-Sissi, 59 ans, est passé de l’ombre à la lumière en août 2012, quand il fut nommé ministre de la Défense et chef d’état-major, avant de s’auréoler de gloire en destituant, le 3 juillet 2013, le président islamiste Mohammed Morsi, sourd aux revendications de millions d’Égyptiens mobilisés dans les rues du Caire.

Malgré quelques erreurs de parcours, il reste extrêmement populaire et l’homme providentiel de 2013 pourrait bien devenir, en 2014, l’homme fort de l’État égyptien pour les quatre ans à venir, à l’issue de la prochaine élection présidentielle. Mais le militaire ne sera candidat que "si le peuple le réclame", a-t-il déclaré. Le référendum des 14 et 15 janvier pour approuver une nouvelle mouture de la Constitution a été une grande victoire politique : le peuple s’est déplacé plus nombreux et a voté "oui" bien plus massivement que lors du référendum de 2012 sur la Constitution influencée par le pouvoir des Frères musulmans.

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Un plébiscite en faveur de Sissi ? Chercheur associé au Collège de France, spécialiste de la vie politique égyptienne contemporaine, l’Égyptien Tewfik Aclimandos (ci-contre) apporte son éclairage sur le personnage Sissi.

Jeune Afrique : Selon vous, Sissi va-t-il se présenter ?

On ne sait pas. La logique des évènements l’y pousse. Il semble qu’une décision ait été prise et qu’il va se présenter mais il est encore hésitant.

Il n’en aurait pas l’ambition ?

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Il a des ambitions, c’est incontestable mais la question, s’il veut continuer à jouer un rôle politique proéminent, est de savoir s’il préfère se faire le gardien de la Constitution et le faiseur de roi ou le chef de l’exécutif. Ou même les deux.

Qui est le véritable rais en ce moment en Égypte ?

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Cela dépend des dossiers. En matière de sécurité, c’est lui. Il a un droit de veto sur le reste, mais si l’on observe ce qu’il s’est passé dans la Constituante, l’armée ne s’en est pas mêlé, sauf sur les questions qui ont directement trait à ses intérêts, ou si elle estimait que les constituants étaient en train de faire n’importe quoi. Sissi laisse le gouvernement gouverner mais parfois l’armée exerce des pressions, par exemple récemment pour obliger le gouvernement à établir un Smic.

Les "questions de sécurité" peuvent être interprétées de manière large et déborder dans le politique, quand par exemple l’organisation des Frères musulmans (FM) est décrétée terroriste

Les Frères musulmans ont clairement une branche armée qui se livre à des actes terroristes.

Je ne sais pas quand cette décision a été prise. Je ne dirais pas que les Frères musulmans sont une organisation terroriste mais elle a clairement une branche armée qui se livre à des actes terroristes. Elle est par ailleurs liée à des organisations clairement identifiées partout le monde comme terroristes. Je ne les assimile pas, mais ils travaillent ensemble et se coordonnent. Voilà le diagnostic empirique. Après cela, la raison de la dissolution de la Confrérie est très simple : il y a eu des attentats terroristes de grande ampleur et les services de sécurité savent qu’il y en a d’autres en préparation. Le nouveau pouvoir (je ne sais qui a pris la décision mais on peut tout à fait admettre que ce soit Sissi) signifie aux jihadistes "vous croyez que vous n’avez pas de limites, soyez assurés que nous aussi n’en avons pas, au prochain attentat vous n’imaginez pas la répression qui va s’abattre sur vous". Cela pour dire que si les Frères musulmans croient qu’ils peuvent fixer les règles du jeu, l’armée peut les changer.

On a pourtant présenté à un moment le général Sissi comme proche des Frères musulmans, voire comme leur pion au Conseil supérieur des forces armées (CSFA)…

C’est une des grandes farces que le maréchal Tantaoui a faite aux Frères, d’avoir réussi à leur faire croire que Sissi était leur homme. Or Sissi, bien que très pieux, était leur plus grand adversaire.

On soulignait en effet sa grande piété religieuse…

Sans vouloir généraliser, les musulmans les plus pieux sont souvent les plus féroces adversaires des islamistes, la première raison étant que l’islamisme simplifie beaucoup et de manière grossière la religion. Par exemple, les Frères musulmans ne peuvent pas indifféremment dire un jour que les taux d’intérêts sont de l’usure et le lendemain dire le contraire. Les croyants conservateurs peuvent accepter les deux points de vue mais ils ne peuvent pas respecter un point de vue qui change tout le temps. Enfin, le discours frériste qui consiste à dire "nous sommes l’islam" dit aussi clairement "et vous, vous n’êtes pas musulmans". Quand vous êtes musulman pieux et pratiquant, vous goûtez moyennement la plaisanterie, ce que les médias occidentaux ne voient pas.

Un takfirisme [pratique extrémiste de l’excommunication] voilé ?

Quelques fois voilé, mais quelques fois aussi beaucoup plus manifeste. C’est peut-être seulement un procès d’intention, mais c’est un élément récurrent et tout le monde entend leur discours de cette oreille.

Et le pieux Sissi fait, lui, bien la séparation entre les sphères religieuses et politiques ?

Je ne le connais pas mais son comportement le laisse penser, je ne sais ce qu’il ferait une fois au pouvoir.

S’il y a de vrais éradicateurs des Frères musulmans dans l’establishment militaire égyptien, Sissi n’en fait pas partie.

Et quelle tendance représente-t-il au sein de l’establishment militaire égyptien ?

C’est un politique, mais s’il y a de vrais éradicateurs [des Frères musulmans] dans l’establishment militaire égyptien, il n’en fait pas partie. Et dans la hiérarchie militaire, il est certainement le dernier à avoir accepté de renverser Morsi. Peut-être aussi a-t-il eu l’intelligence de bien vérifier que toute l’institution voulait la peau de Morsi avant de bouger. Il est beaucoup plus politique, beaucoup plus prudent, il calcule beaucoup mieux que nombre d’autres hauts gradés, mais il est plus lent ce qui peut être un handicap. On n’a pas encore de preuves significatives de sa capacité à réagir très vite, à chaud et bien.

On lui attribue des vertus nassériennes…

On le dit nassérien, il ressemble à un nassérien mais il n’y en a pas de preuve et l’on peut se demander si les nassériens ne prennent pas leurs vœux pour des réalités. En revanche, il leur donne beaucoup de gages. Et être nassérien, c’est la tentation de tous les pouvoirs pour gagner en légitimité.
Serait-il nassérien dans la révolution ou dans la continuité des pouvoirs prérévolutionnaires ?

Il a appris des choses. Il sait qu’on ne peut rien faire contre la jeunesse égyptienne. Il a aussi eu longtemps très peur du scénario algérien, il est naturellement contre-révolutionnaire mais parierait plutôt sur la démocratie que sur un système fasciste. Contrairement à ce qui est dit, l’institution militaire est en faveur de la démocratie, tant qu’elle ne touche pas à ses privilèges et pour en être la garante voire le tuteur.

Sissi a passé deux ans en ambassade en Arabie saoudite, dans quelle mesure ce pays aurait participé à provoquer le coup de juillet et pourrait participer à porter Sissi à la présidence ?

Même si des gens qui ne connaissent pas l’Égypte ont affirmé le contraire, j’avais dit et je maintiens que 80% à 85% du peuple égyptien, le 30 juin dernier en tout cas, voulait le départ des Frères musulmans. Les Égyptiens l’ont fait. Mais c’est évident que l’Arabie saoudite le voulait aussi et il se dit dans les milieux informés du Caire qu’elle a exprimé cette volonté dès mai 2011, pas seulement à Sissi mais aussi à Tantaoui, Sami Henan, etc. qu’elle était prête à mettre 30 milliards par an pour empêcher les Frères musulmans d’arriver au pouvoir. Un pouvoir qui aurait aujourd’hui d’énormes problèmes si les États du Golfe ne lui avaient pas déjà avancé 25 milliards de dollars.

Le coup de force militaire de juillet 2013 avait été longuement mûri ?

Il faut cesser de croire la version des Frères musulmans selon laquelle le chef d’état-major voulait un coup d’État depuis la déclaration constitutionnelle de Morsi en novembre 2012. La vérité, on la connaît peu mais il me semble quasi certain qu’il y a eu un mouvement d’origine nassérienne, qu’il a pris et a été aidé entre la mi-mai et le début de juin par les services.

Et quelques médias aussi…

Bien entendu. Mais quand les Frères se comportent comme des voyous, les hommes d’affaires qui se sentent menacés financent évidemment sans aucun scrupule leurs adversaires. On ne voit pas pourquoi l’aide du Qatar aux Frères serait légitime et l’aide saoudienne ou d’hommes d’affaires aux autres ne le serait pas. Le mouvement Tamarrod a eu de l’argent, c’est sûr, mais surtout une aide conséquentes des services. Contrairement à ce que disent les Frères musulmans, je ne pense pas que les services ont créé le mouvement qui est en avril, mais qu’ils ont pris le train en marche. Ce point reste à débattre.

Les Égyptiens sont comme tout le monde, ils veulent un homme fort avec un message clair.

On lit souvent que les Égyptiens cherchent "l’homme fort"…

Les Français aussi veulent un homme fort ! Les Égyptiens sont comme tout le monde, ils veulent un homme fort avec un message clair.

La révolution de 2011 visait-elle à "dégager" un homme ou un système ?

Certains voulaient la chute d’un homme, Moubarak, d’autres voulaient changer tout le système, et d’autres voulaient le même système avec une légitimité démocratique. Grosso modo, l’armée a voulu sauver l’appareil d’État en organisant des élections libres. Il y a toutes sortes de forces qui veulent changer la nature de l’appareil d’État. À un moment ou à un autre, ces forces ont pris part à la révolution et, malgré mon anti-frérisme notoire, je considère que les Frères musulmans y ont joué un rôle très important.

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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer

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