Prolifération en Centrafrique : le choix des armes

Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. Cette note est le deuxième volet consacré à la provenance des armes sur le territoire centrafricain.

Des hommes de la Séléka en janvier 2013. © AFP

Des hommes de la Séléka en janvier 2013. © AFP

Publié le 19 décembre 2013 Lecture : 10 minutes.

Le désarmement se poursuit à Bangui, marqué par le décès de deux parachutistes du 8e RPIMA dans la nuit du 9 au 10 décembre. En dépit du professionnalisme et des efforts des troupes françaises déployées, récupérer l’essentiel des armes légères de petit calibre (ALPC) qui se trouvent dans la capitale centrafricaine demandera encore du temps et de la sueur. Les difficultés seront plus grandes encore lorsqu’il s’agira de mettre la main sur les autres outils de mort, ceux qui sont dispersés dans le reste du pays et en particulier au nord et à l’est.

En octobre 2003, les autorités centrafricaines évoquent le chiffre de 50 000 armes diverses sur le territoire, du fusil de chasse artisanal au lance-roquettes antichar… Cinq ans plus tard, Small Arms Survey considère ce chiffre comme sous-estimé. Dix ans après, fin 2013, en dépit de divers programmes de désarmement, il est assurément bien plus élevé. Cette prolifération ne doit pas juste à la Séléka, au reversement du président Bozizé et à la naissance des anti-Balakas. Elle s’amplifie depuis déjà plus de trente ans, proportionnellement à la multiplication des conflits environnants et à l’instabilité politique.

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>> Lire la première partie : Le Soudan a-t-il armé les ex-Séléka ?

Le soutien de Kadhafi

Paradoxalement, le pays est relativement épargné par la Guerre froide. Les armes ne s’y déversent pas comme ailleurs en Afrique. La France est mesurée et l’Est répond sans enthousiasme aux sollicitations de Bokassa. À sa grande déception, celui-ci n’obtient que quelques Kalachnikov et RPG-7. Cependant, les choses changent progressivement durant son règne. En 1976, le sous-officier-président-empereur Bokassa obtient le soutien de Kadhafi. Le "Guide" libyen n’hésitera pas à fournir des armes à Bokassa Ier, sans pour autant lâcher le dirigeant mégalomane : en août 1979, quelques jours avant sa chute, les avions libyens déchargent encore leur cargaison de fusils d’assaut, de mitrailleuses et de munitions à Bangui. Tripoli ne manquera pas non plus d’approvisionner des successeurs de Bokassa : Kolingba puis Patassé. Ainsi, en 1998, l’Unité spéciale présidentielle (USP) reçoit-elle du matériel libyen. D’autres armes sont encore livrées en 2001.

Le Tchad sert également d’intermédiaire à la Libye pour le transfert d’armes à la RCA en 1998. En octobre et novembre 2002, Kadhafi équipe le contingent du Mouvement de Libération du Congo (MLC) envoyé par Jean-Pierre Bemba pour aider le président Patassé. Les avions de transport Il-76 et An-26 y acheminent le matériel jusqu’à Gbadolite en RDC. De là, les combattants du MLC gagnent la RCA où ils opèrent en tant que milice de Patassé, multipliant les exactions.

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La "contribution" du Tchad

Le Tchad contribue grandement à semer les armes en Centrafrique. Indirectement tout d’abord : de nombreux "Codos" (Commandos), issus des groupes hostiles au président tchadien Hissène Habré, s’implantent dès 1982 et de plus en plus nombreux à partir de 1983, dans le nord de la Centrafrique. En 1986, ils sont environ 15 000. À peine 10 % d’entre-eux retourneront au Tchad. Ceux qui s’implantent sur le territoire de RCA rançonnent les habitants, deviennent des coupeurs de route que l’on surnomme les "zaraguinas". Environ vingt-cinq mille autres hommes grossissent leurs rangs en 1990. Démobilisés de l’armée tchadienne, furieux d’avoir été abandonnés et sans ressource, ils gardent leurs armes, franchissent la frontière. De l’autre côté, ils embrassent le banditisme de grand chemin et les trafics, notamment d’armes.

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Directement, ensuite : après la mutinerie d’avril 1996, le Tchad livre 500 Kalachnikov aux Forces armées centrafricaines (Faca) que commande Bozizé, alors sous les ordres du président Patassé. En 2001, le général Bozizé, désormais chef d’état-major, tombe en disgrâce après une nouvelle mutinerie. Il se réfugie au Tchad avec quelques militaires fidèles. De là, il organise sa rébellion, soutenu par… N’Djamena ! Il obtient des véhicules, des armes légères et même des mines antipersonnel. Prudent, le président tchadien Idriss Déby lui refuse toutefois des missiles sol-air à très courte portée (SATCP). Les Redeye convoités lui seraient précieux pour se défendre contre les chasseurs-bombardiers libyens qui pilonnent ses combattants, Kadhafi aidant alors Patassé. À nouveau "indirectement", le Tchad dissémine encore un peu plus d’armes lors du rapatriement de son contingent présent en RDC. De 1 000 à 2 000 de ses hommes se sont battus dans la Seconde guerre continentale africaine de 1998 à 2002. Leur retour, mal organisé, se déroule donc dans de mauvaises conditions et de nombreux soldats sont suspectés d’avoir vendu armes et munitions en transitant par la RCA.

De vagues entités, souvent sans foi ni loi, s’arrogent des portions de la fragile République centrafricaine comme sanctuaires.

Des armes de RDC, du Congo-Brazzaville, du Soudan…

Les deux guerres continentales africaines, aux champs de bataille situés principalement en RDC, drainent leurs lots de groupes armés. De vagues entités, souvent sans foi ni loi, s’arrogent des portions de la fragile République centrafricaine comme sanctuaires. En 1997, ce sont les membres des ex-Forces armées zaïroises (FAZ), de la garde présidentielle de Mobutu, de sa gendarmerie. Ils fuient devant les rebelles de Laurent-Désiré Kabila. Avec eux, leur famille, mais aussi plus de 10 000 armes légères ! Tout l’arsenal disparate des FAZ et de la garde prétorienne de Mobutu est là : Uzi, Fal, G3, Galil, Kalachnikov, Type 56, des lance-roquettes antichars RPG-7, des canons sans recul, des mortiers, des montagnes de grenades, des centaines de milliers de cartouches…

Les autorités centrafricaines en récupèrent un peu moins de la moitié, soit entre 3 200 et 4 000. Ce qui n’est déjà pas négligeable étant donné le désordre. Néanmoins, ce "bon" résultat s’arrête là. En 2000, seules 500 de ces armes saisies ont été détruites. Les autres sont "gardées en réserve" par le régime de Patassé, stockées sans véritable précaution au camp Béal.

En 1999, la Seconde guerre continentale africaine bat son plein. Les combattants du MLC de Jean-Pierre Bemba repoussent, avec l’aide de l’Ouganda, des troupes loyalistes de Kabila en Centrafrique. Avec armes et bagages. En octobre 2002, le MLC prend partie en faveur du président Patassé contre son ex-chef d’état-major, le général Bozizé. Comme nous l’avons vu plus haut, l’armement de ces troupes "volontaires" arrive de Libye, par avions. Le MLC reste sur place, multipliant les exactions, jusqu’en mars 2003. Le 15, Patassé tombe. Ses partisans ont pillé camp Béal, s’emparant des équipements pour défendre leur champion. En vain : Bozizé est victorieux. La Centrafrique l’est moins : la plupart des armes dérobées (dont beaucoup ex-zaïroises) ne retourneront jamais sur les râteliers…

Ce n’est pas tout… Du Soudan s’infiltrent des rebelles de la South People’s Liberation Army (SPLA) qui se battent contre le régime de Khartoum. Ce dernier viole probablement les frontières de Centrafrique pour s’attaquer aux combattants du SPLA, dont les effectifs en RCA sont loin d’être anecdotiques. Avec eux, plus de 5 000 armes de guerre, dont une partie inévitablement vendue, d’autres "importées", sans compter le commerce des munitions, denrées indispensables aux armes et à ceux qui les utilisent. Là ne s’arrête pas l’infection qui gangrène toujours plus la République centrafricaine : la guerre civile au Congo Brazzaville, à partir de 1997, frappe la RCA, notamment avec les armes qui transitent sur son territoire. La même année, les camps de réfugiés rwandais en RDC sont démantelés. Une partie de leurs occupants, dont des militaires, s’exile encore, cette fois-ci en Centrafrique. Beaucoup ont jusqu’alors conservé leurs armes. Ils vendent celles que ne confisquent pas les autorités de Bangui. En 2008, la terrible Lord’s Resistance Army (LRA) profite de la porosité des frontières et de l’indigence des Faca pour prendre en pied en RCA.

Contrairement à ce qui est souvent affirmé, le trafic de diamant n’est pas négligeable en Centrafrique.

Ses "combattants" s’y adonnent à leurs activités favorites : violer, kidnapper les enfants et les transformer en "soldats", en porteurs, en cuisinières, en esclaves sexuels, assassiner. Ils s’y livrent également à des activités commerciales illégales. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, le trafic de diamant n’est pas négligeable en Centrafrique. En 2012, il est estimé que 70 % des diamants quittent légalement le pays. Cependant, des études indépendantes dévoilent que ces chiffres sont très optimistes considérant le fait que seuls 5 à 10 % des collecteurs ont un permis ! Dès lors, 90 à 95 % oeuvrent sans autorisation et leurs trouvailles ne sont pas répertoriées ; les diamants passent ensuite par le Cameroun, le Darfour… L’argent alimente aussi des achats d’armes lorsque des États voisins de la RCA ne les financent pas au profit de groupes rebelles. C’est sans doute le cas fin 2013 avec la Séléka. Voici peu, des livraisons d’armes érythréennes ont été évoquées. Si l’allégation ne repose sur rien, en revanche, les suspicions sont plus prononcées en ce qui concerne une aide matérielle possible de la part de N’Djamena ou de Khartoum.

Le ver est dans le fruit

À partir de 1997, de nombreux programmes de désarmement sont diligentés, avec des moyens financiers souvent très corrects. Pourtant, faute de politiques internationale et nationale cohérentes, faute de moyens matériels (notamment de coercition), faute d’une organisation efficace, les objectifs ne sont jamais atteints. Bien souvent, les armes retrouvées sont anciennes (comme les MAS 36 et autres MAT 49 français acquis dans les années 1960), en mauvais état. Par exemple, un programme initié en 2002 prévoie de récupérer 10 000 armes. Las ! Le chiffre atteint s’élève péniblement à environ 1 100. "Environ" car les données relevées sont contradictoires selon les sources et les documents ! La réforme du secteur de la sécurité (RSS) initiée en 2008 permet de marquer quelques points. Mais la tâche est immense.

Aux armes de guerre venues de l’extérieur qui font désormais partie du paysage centrafricain s’ajoutent les milliers de fusils de chasse, fabriqués en usine ou artisanaux. Ces derniers, d’une qualité exécrable, propices à éclater au visage de ceux qui les utilisent, sont affublés du sobriquet de "fusils poupou". Au-delà de leur aspect qui prête à sourire, ils peuvent néanmoins être mortels ou, "au mieux", provoquer de terribles blessures, notamment contre les civils. Tous ces fusils dotent les groupes d’autodéfense qui sont nés dans les campagnes, faute de militaires et de gendarmes efficaces en nombre suffisant. Avec les Kalachnikov, ils servent également aux braconniers qui ravagent la faune locale, cette autre richesse naturelle du pays.

Autre source de la prolifération des ALPC et armes collectives en Centrafrique : les Faca et autres forces de sécurité paramilitaires gouvernementales (police, gendarmerie, milices pro-régime au pouvoir). Depuis 1996, mutineries et coups d’États s’enchaînent presque aussi naturellement que les saisons. À chaque fois, les magasins d’armes sont vidés. Dernière et récente crise en date : en décembre 2012, la Séléka s’empare du nord du pays, puis, début 2013, de Bangui. Dix ans après la chute de Patassé par Bozizé, c’est au tour de Bozizé d’être chassé du pouvoir. Comme en 2003, les armes sont distribuées aux jeunes du parti régnant qui s’accroche désespérément. Mais comme en 2003, le succès n’est pas davantage au rendez-vous et des quantités d’armes disparaissent ainsi dans la nature. Par ailleurs, les troupes de la Fomac déployées en Centrafrique ont probablement perdu quelques armes, comme en atteste au moins un Famas "fatigué" tombé entre les mains de membres de la Séléka.

Ces armes putatives qui passent de mains à mains au gré des fortunes et infortunes tuent l’âme de ceux qui les font tressauter et l’avenir de leurs victimes.

Les vainqueurs de la Séléka font empirer la situation : en mars, ils sont environ 5 000 bien armés, relativement disciplinés, relativement entraînés (et surtout, vétérans de nombreux conflits régionaux). Après leur victoire, les différentes factions recrutent à tour de bras, sans plan d’ensemble, sans autre rationalité que de "faire du nombre" afin d’être assuré d’avoir sa "part du gâteau". Les effectifs grimpent à une vingtaine de milliers d’hommes, dont environ 3 500 enfants et adolescents.

La plupart n’ont jamais tenu de fusils d’assaut. La peur de l’Autre conjuguée à un jouissif sentiment de puissance et d’invulnérabilité que renforcent la drogue, l’alcool et les gris-gris qui s’entremêlent avec les bandes de munitions pour mitrailleuses, mais conjuguée aussi à un sentiment d’impunité, conduit aux massacres. Aux fusillades sans cible dans lesquelles les chargeurs sont vidés au petit bonheur la chance par des tireurs à demi fous qui adoptent des postures "héroïques" et "hollywoodiennes". À demi fous d’une frénésie de vacarmes, du concert des rafales qui cognent dans le crâne, d’odeur âcre de poudre, d’odeur métallique de sang et d’étuis brûlant qui giclent des fenêtres d’éjection, tandis que des caisses éventrées aux marquages étranges vomissent à n’en plus finir leurs cartouches de 5,56 mm, de 7,62 mm, de 12,7 mm, de 14,5 mm, leurs grenades…

Ces armes putatives qui passent de mains à mains au gré des fortunes et infortunes tuent l’âme de ceux qui les font tressauter et l’avenir de leurs victimes. Bien plus de civils que de combattants périssent ou endurent les mutilations pour le restant de leurs jours. C’est cela le "grand mal" de la Centrafrique : bien avant une guerre entre chrétiens et musulmans, avant un conflit ethnique et un peu avant des luttes de pouvoir. Les machettes ne s’expriment en masse que lorsque les Kalachnikov tonnent. Une démocratie de l’horreur dans laquelle "Constitution" se dit "prolifération".

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Des hommes armés de l’ex-Séléka, le 7 décembre, à Bangui. © AFP

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