Armée libyenne : le casse-tête de l’intégration des milices

Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. Il revient cette semaine sur l’état de l’armée libyenne et la délicate question de l’intégration des milices, deux ans après la chute de Mouammar Kadhafi.

Des jeunes miliciens dans les rues de Tripoli en avril 2012. © AFP

Des jeunes miliciens dans les rues de Tripoli en avril 2012. © AFP

Publié le 26 novembre 2013 Lecture : 7 minutes.

Les tirs résonnent toujours lorsque les habitants de Tripoli évacuent à bout de bras les blessés, les mourants et les morts, fauchés par les rafales et les roquettes. En courant vers les ambulances, ils crient leur incompréhension et leur colère, répétant "Où est l’armée ?", "Où est la police ?". Quelques dizaines de minutes plus tôt, ils manifestaient pacifiquement, demandant le départ des milices de la capitale. Demande qu’apprécient peu certains combattants ex-révolutionnaires (thuwar). Alors, ils ouvrent le feu, pour tuer. Des centaines de cartouches plus tard, le sang macule le bitume, les blessés s’entassent dans les hôpitaux, les cadavres gisent dans les salles des urgences, enveloppés dans leur linceul. Pour avoir réclamé la fin des violences qu’engendrent ces milices, pour avoir souhaité la paix, 46 Tripolitains ont perdu la vie, plus de 400 ont été blessés.

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Ce massacre oblige les autorités politiques à réagir. Le 18 novembre, elles donnent l’ordre à l’armée de se déployer à Tripoli. Les milices loyalistes adoptent un profil bas, les autres choisissent la prudence. C’est une chance pour le gouvernement libyen, car sa fermeté affichée relève davantage du pari. Il n’a pas les "muscles" pour un bras de fer avec les thuwar. D’ailleurs, le lendemain, lorsque le Premier ministre Ali Zeidan présente un plan de dissolution des milices au Congrès général national, il ne s’agit que d’un projet de plus. Ainsi, le Comité de sécurité suprême (SSC) qui fédère plusieurs de ces groupes devait-il disparaître fin 2012. Nous sommes en novembre 2013 et il existe toujours, plus puissant que jamais. Même constat quant à la Force de protection libyenne (FPL : traduction non-littérale mais plus juste de "Libyan shield force"). Seulement, comment contraindre les ex-révolutionnaires à intégrer les forces de sécurité nationale ou à retourner à leurs activités de civils (sans fusils d’assaut, mitrailleuses lourdes ou lance-roquettes antichars), alors qu’ "il n’y a ni police ni armée efficace" dans le pays comme le souligne Ana Gomes, eurodéputée de retour de Libye début novembre 2013 ?

Une armée en pleine déliquescence

Cette déliquescence des forces armées et de sécurité libyenne doit beaucoup à Kadhafi. Ce dernier privilégiait quelques unités d’élite (dont la "fameuse" 32e Brigade mécanisée), garde prétorienne du régime, commandées par ses proches. Il favorisait aussi des unités paramilitaires "populaires", extrêmement politisées, ou plutôt "idéologisées". Les troupes régulières constituaient le parent pauvre de ce dispositif : peu d’officiers jeunes, corps de sous-officiers rachitique, entraînement déficient, condition opérationnelle des matériels déplorable…

En dépit de ce désamour du dictateur, pour les thuwar, militaires et policiers sont des symboles du régime honni !

La Force de sécurité populaire, à savoir, la police, disposait de 45 000 hommes, pas davantage appréciés par le guide libyen. En dépit de ce désamour du dictateur, pour les thuwar, militaires et policiers sont des symboles du régime honni ! Au bilan, des unités dans l’ensemble mal entraînées, à l’encadrement insuffisant et avec des matériels lourds anciens et en mauvais état, doivent "absorber" ou désarmer les miliciens. Si nécessaire brutalement, alors que les moyens font défaut et qu’aucune ligne de conduite précise n’existe… Par exemple, le chef de la police de Tripoli se plaint en septembre 2013 de l’équipement inadapté de ses hommes. À tel point que ceux-ci sont contraints d’acheter armes et munitions sur les marchés parallèles, voire aux miliciens !

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Intégration et détournements de fonds

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Bien conscient que les milices devront disparaître sans quoi la Libye est ingouvernable, les autorités politiques entreprennent de remettre sur pied des forces de sécurité avant même la mort de Kadhafi en 2011. Le dictateur n’est pas un obstacle d’autant qu’il est exécuté. Le handicap est ailleurs : absolument personne ne sait précisément quel est le volume des forces gouvernementales, l’état exact des matériels. Deux ans plus tard, en 2013, quasiment rien n’a changé. Les chiffres varient en fonction de ceux qui les donnent, de leurs interlocuteurs, des enjeux politiques (ou diplomatiques) derrière chaque information livrée.

Entre 2012 et 2013, des estimations mentionnent jusqu’à 76 000 hommes pour les troupes régulières, alors qu’elles ne comptent qu’une vingtaine de milliers d’hommes. Quelques jours avant la répression sanglante des manifestations à Tripoli, le 05 novembre 2013, le ministre de la Défense, Abdoullal al-Thini parle de 170 000 hommes payés par l’État. Ce total inclut les composantes des forces armées régulières (terre, air et mer), la police, les garde-frontières, les unités spéciales de certains ministères (garde des installations pétrolières, unité conjointe du ministère de la Défense/Intérieur, service de protection de diplomates, gardes du corps des personnalités politiques…) et, bien entendu, les miliciens qui servent d’auxiliaires mais qui en réalité représentent le gros de ces effectifs.

Les émoluments des miliciens s’avèrent globalement supérieurs à ceux des soldes des militaires et policiers.

Nombre important qui ne signifie rien. De l’aveu même du ministre, des unités n’existent que sur le papier, l’organisation générale est nébuleuse. Contexte qui facilite les détournements de fonds : de nombreux miliciens sont inscrits sur les listes de plusieurs ministères ou organismes d’État. Du fait d’une bureaucratie lente, du déficit en moyens informatiques, de la corruption, personne ne croise ces données. Dès lors, les intéressés touchent plusieurs fois un salaire ! Pour ne rien arranger, les émoluments des miliciens s’avèrent globalement supérieurs à ceux des soldes des militaires et policiers ! En toute logique, beaucoup de miliciens rejettent donc l’idée de dissolution de leurs groupes et l’intégration au sein des forces gouvernementales.

D’autres estimations faites en décembre 2011 l’illustrent parfaitement. À cette date, les milices comptent entre 140 000 et 150 000 hommes. Le ministre de l’Intérieur, Fawzi Abdelali propose d’intégrer 50 000 d’entre-eux. Les révolutionnaires ne l’entendent pas de cette oreille : environ 78 000 préfèrent créer leur entreprise, leur commerce (tout en conservant leurs armes et sans dissolution de leur groupe), 44 000 aspirent à devenir fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ou de la Défense, 11 000 veulent rejoindre la garde des installations pétrolières, 2 200 optent pour les garde-frontières et seulement 6 000 pour l’armée !

Bataille de chiffres

En 2013, la kyrielle de groupes armés agglomérés autour de la FPL et du SSC (dans les deux cas, avec des "bataillons" ou des "brigades" parfois rivaux au sein d’un même mouvement) représentent entre 200 000 et 250 000 hommes. Sur ce total est indiqué que 27 000 hommes du SSC ont rejoint la police. En mars de la même année, 400 ex-révolutionnaires sont diplômés et intègrent la police de Benghazi ; 7 000 autres attendraient d’être formés. En apparence, tout va pour le mieux.

En juin, la Résolution 362 jette les bases pour la création d’une Garde nationale "intérimaire" : chargée d’assurer la sécurité d’installations et de bâtiments importants. Elle ferait également office de creuset d’intégration entre les milices et l’armée. Cependant, Salem Gnaidi, chef d’État-major s’y oppose avec virulence. Il avance que "le gouvernement d’Ali Zeidan ne veut pas d’armée nationale". Pour lui, cette structure ne sera qu’une manière de détourner des fonds destinés à l’armée tout en officialisant le rôle des milices.

Il dénonce également la corruption qui gangrène les forces de sécurité. Prise de position qui lui vaut menaces et reproches. Malgré tout, il a raison. Le 16 juillet, le Premier ministre recule : il n’y aura pas de Garde Nationale. À la fin du mois, Mohamed Abdelaziz, ministre des Affaires étrangères excessivement optimiste indique que 70 % des ex-révolutionnaires sont désormais intégrés ! Début septembre, le Premier ministre fournit d’autres chiffres : 19 000 policiers sont à l’entraînement ainsi que plusieurs milliers de militaires. Néanmoins, il reconnaît que le niveau est insuffisant. Le 18 novembre, comme nous l’avons vu, plusieurs milliers de ces hommes appartenant à quatre brigades (une de commandos et trois d’infanterie) interviennent à Tripoli. C’est là l’essentiel des forces armées régulières…

Faute de forces gouvernementales en mesure d’imposer la légitimité politique sur tout le territoire, les autorités civiles ne peuvent s’affranchir des milices

Le cercle infernal

Il convient de souligner un des points clefs de cette problématique de la dissolution des milices et de l’intégration des thuwar : en dehors de l’irresponsabilité, de l’ambition et de la folie meurtrière de certains groupes armés, la plupart ne sont pas enclins à voir le pays basculer dans une guerre civile. Guerre qui ne servirait pas leurs intérêts. S’il en allait autrement, n’en doutons pas, la Libye serait à feu et à sang depuis des semaines, aucun bataillon régulier n’aurait repris un contrôle, certes fragile mais néanmoins contrôle, des rues de la capitale. De là, tout n’est pas perdu.

Pourtant,  envisager une dissolution rapide des milices avec une intégration de leurs membres les plus capables s’avère aujourd’hui bien utopique. Paradoxalement, faute de forces gouvernementales en mesure d’imposer la légitimité politique sur tout le territoire, les autorités civiles ne peuvent s’affranchir des milices… Elles leur sont indispensables. Or, l’existence des forces gouvernementales  est en péril tant que dominent les milices. D’autant que ces dernières, partiellement intégrées un jour (au moins de facto, par exemple en ne s’opposant pas au déploiement à Tripoli), indépendantes le lendemain (avec des arrestations arbitraires, des kidnappings, des notions de maintien de l’ordre très personnelles, des prisons privées…) ne veulent d’ailleurs pas d’une armée non-révolutionnaire… C’est un implacable cercle infernal ; les dangers de vouloir en sortir sont tels que ceux qui se courent après à l’intérieur préfèrent, pour l’heure, y rester…

>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.

>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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