Forces armées tunisiennes : 1e partie, l’héritage…
Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. Ce billet en deux parties est consacré à l’histoire des forces armées tunisiennes.
Carthage… Carthage ! Hannibal Barca y voit le jour en 247 avant Jésus Christ. Au nom de cet empire, à la tête de ses 90 000 fantassins, 12 000 cavaliers et 37 éléphants, il s’attaque à la toute puissante Rome. Pour ce faire, il remonte la côte est de l’Hispanie (Espagne). Il traverse les Pyrénées. Il longe le littoral de la Gaule, non sans combats, jusqu’aux contreforts des Alpes. Il traverse ces montagnes en octobre 218 – exploit militaire devenu légendaire -. Lorsqu’il atteint enfin la plaine du Po de l’autre côté, en novembre 218, il ne lui reste plus que 20 000 fantassins, 6 000 cavaliers et une poignée de pachidermes.
Renforcé d’alliés de circonstance, il bat les romains aux batailles de la Trebie en 218, puis du lac Trasimene en 217 avant de remporter une éclatante victoire à Cannes (sud-est de l’Italie) en 216. Hannibal sera finalement vaincu en 202, à Zama (nord-ouest de la Tunisie). Défaite qui marque la fin de la seconde guerre punique. Qu’importe ! Hannibal le Carthaginois est entré dans la légende ; virtuose de la tactique, un des premiers grands penseurs de la stratégie… Pour l’anecdote, David Galula, théoricien français de renommée de la lutte anti-insurrectionnelle, est également né sur ces mêmes terres, en 1919.
La naissance tourmentée de l’armée nationale tunisienne
La Carthage d’origine, c’est la Tunisie. Les Tunisiens d’aujourd’hui sont les lointains descendants de ce vaste et riche empire, rival redouté par Rome. Si Carthage décline puis disparaît, les troupes de Tunis continuent de se couvrir de gloire, dans le sang et le fracas des batailles : sous le drapeau français en 1914-1918, en 1939-1945 puis en Indochine entre 1947 et 1954. Sous le drapeau national ensuite. Le 20 mars 1956, le pays obtient son indépendance. Paris équipe l’embryon d’armée nationale. Un an plus tard, le 25 juillet 1957, Habib Bourguiba, un des acteurs principaux de l’émancipation, prend le pouvoir.
Le territoire tunisien constitue alors l’un des sanctuaires des rebelles que la France affronte en Algérie.
Le climat est alors délétère avec l’ex-puissance tutélaire : le territoire tunisien constitue l’un des sanctuaires des rebelles que la France affronte en Algérie. La France rechigne donc à fournir des armes à Tunis, craignant qu’elles ne reviennent aux insurgés de l’Armée de Libération Nationale (ALN) algérienne. Bourguiba joue alors la carte de l’antagonisme croissant entre l’Est et l’Ouest. Si l’Occident n’équipe pas de quoi former plusieurs bataillons, alors Bourguiba s’approvisionnera ailleurs : Égypte, mais surtout, Yougoslavie, Tchécoslovaquie… Pari gagné : États-Unis et Grande-Bretagne livrent des matériels de guerre.
Dans le même temps, les unités françaises à la poursuite des rebelles algériens multiplient les incursions en Tunisie, notamment au cours de l’année 1958. Les accrochages avec les militaires tunisiens sont de plus en plus fréquents. Du 18 au 23 juillet 1961, le torchon brûle. En effet, de violents combats éclatent entre la garnison française qui contrôle la base de Bizerte et les soldats tunisiens renforcés de miliciens peu entraînés. Trois des bataillons les mieux armés et les plus expérimentés du pays sont alors déployés au Congo depuis le mois de juillet 1960, dans le cadre d’un mandat de l’ONU… Les pertes s’élèvent à 27 tués et 128 blessés du côté français, de 632 à 5 000 morts, dont de très nombreux civils, côté tunisien. Autre anecdote historique, Béchir Ben Yahmed, fondateur de Jeune Afrique, se trouve dans la ville tandis que la bataille fait rage.
La circonspection de Bourguiba vis à vis des combattants de l’ALN – facteur d’instabilité sur le sol tunisien – puis la fin de la guerre d’Algérie conduisent finalement à un apaisement progressif des tensions entre les deux États.
À couteaux tirés avec la Libye
Quinze ans plus tard, le monde frissonne de la Guerre Froide. Dans ce terrible contexte de tensions internationales, la Tunisie acquiert des armes : des avions de chasse F86F Sabre en 1968-1969, des chars de combat M48A3 à partir de 1973… Les États-Unis proposent de céder 16 A-4 Skyhawk, mais les appareils ne sont pas en bonne condition opérationnelle et les coûts trop élevés. Ils sont donc refusés. Ces achats restent d’un volume limité : il s’agit davantage de satisfaire les militaires que de construire un outil guerrier qui ne répond pas à la doctrine stratégique élaborée par le président Bourguiba.
La France, qui appartient au "camp" américain, schématiquement opposé à celui de l’URSS, est devenue une alliée de poids. La Tunisie est alors coincée entre l’Algérie et la menaçante Libye du fantasque colonel Kadhafi. Ce dernier propose en 1972 l’unification des deux pays en une seule entité à compter de 1974, et il n’apprécie pas le refus prudent de son voisin. En toile de fond se pose la question des limites littorales respectives dans le golfe de Gabès, suite à des prospections pétrolières… La position tunisienne n’est pas aisée, d’autant que son armée est d’une infériorité criante face à celle du "guide" libyen. Un rapport de la CIA de 1977 le souligne sans ambages : "Bien que nous jugions que si un incident survient, il sera limité, le rapport de force [militaire ; NDLA] entre les deux pays est en faveur de la Libye. (…) La Libye a également la haute main dans le nombre de troupes et d’armements terrestres."
En rétorsion, Kadhafi ne manque pas de soutenir les mouvements d’opposition à Bourguiba.
En rétorsion, Kadhafi ne manque pas de soutenir les mouvements d’opposition à Bourguiba. Dans cette logique, il encourage fortement l’action d’un groupe de guérilla, à Gafsa, en 1980. Pendant onze heures, une soixantaine de rebelles contrôle vaguement la ville. Onze heures durant lesquels l’armée se montre peu réactive, éprouve des difficultés à déployer des forces suffisantes pour venir à bout d’insurgés très bien armés. Pour accélérer la mise en place du dispositif tunisien, Paris envoie des C160 Transall. Tunis ne dispose alors d’aucun avion de transport. Certains affirment que des gendarmes du GIGN ont embarqué dans les Transall, afin de conseiller les Tunisiens, comme lors de la prise d’otages de la Mecque, en Arabie Saoudite, en novembre 1979. Cependant, à ce jour aucune information officielle ne le confirme. Quoi qu’il en soit, les militaires tunisiens, en nombre, épaulés par la Garde Nationale éradiquent finalement les rebelles. Plusieurs disparaissent et n’ont jamais été revus depuis…
Pendant toutes ces années de crise avec la Libye, l’armée effectue également du maintien de l’ordre aux côtés de la police : en 1978 et 1984 (les "émeutes du pain"). Cependant, n’étant pas entraînée pour ce type de mission, elle se rend coupable d’un usage excessif de la force contre les civils. En 1984 jusqu’à 143 personnes sont tuées (bilan établit par Jeune Afrique à l’époque)… D’autre part, elle échoue à empêcher, ou au moins à gêner le raid aérien israélien sur le quartier-général de l’OLP, le 1er octobre 1985 : sa défense antiaérienne est peu expérimentée, avec un matériel limité.
Doctrine de la "faiblesse calculée" pour l’armée tunisienne
D’un point de vue doctrinaire, les forces armées tunisiennes s’inscrivent dans le principe de la "défense totale", conceptualisé par Bourguiba. Cette doctrine repose sur cinq points :
– Le développement économique est la garantie première de la sécurité du pays. Un pays dont l’économie est saine, forte, compte au rang des nations.
– Faute de moyens humains et matériels (un budget élevé ne changerait de toute manière pas grand chose à des rapports de force Algérie/Tunisie ou Libye/Tunisie par trop défavorables) les forces tunisiennes n’ont pas la capacité de dissuader un adversaire et encore moins de le défaire s’il venait à attaquer.
– La diplomatie tient donc une place essentielle : elle donne à la Tunisie de bénéficier de solides appuis étrangers.
– Le pouvoir doit donc accepter les alliances favorables qui se présentent. De fait, Bourguiba ne néglige pas d’afficher une solidarité de principe avec les pays arabes lors des deux guerres israélo-arabes de 1967 et de 1973, avec des contingents qui ne combattent d’ailleurs pas, tout en restant proche des États-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Italie… Les origines diverses des matériels de l’armée tunisienne en témoignent.
– Si une guerre survient, la conjonction des points précédents associée à la cohésion entre l’armée et le peuple doivent permettre au pays de tenir jusqu’à l’intervention d’alliés.
Ben Ali, qui s’empare du pouvoir de manière feutrée en novembre 1987 conserve la doctrine de Bourguiba.
Il s’agit clairement d’un mélange de realpolitik et de doctrine de la guerre populaire. Cette doctrine, les forces chinoises l’appliquent dans les années 1950 et 1960 ; par la suite, elle est "aménagée" pour répondre aux défis des armes nucléaires. Ben Bella, avant la prise de pouvoir de Boumédiène, la souhaite pour l’Algérie. Elle implique l’existence d’une armée en retrait des affaires politiques. Caractéristique bien pratique pour un chef d’État qui s’en méfie. Sa faiblesse calculée l’empêche donc de facto de menacer ce dernier. Pour protéger plus encore son pré-carré contre les ambitions de ses généraux, Bourguiba organise des services de sécurité intérieure omnipotents. La Garde Nationale est quant à elle pourvue de moyens blindés. Le président se prémunit ainsi d’une nouvelle tentative de renversement après celle de décembre 1962. Orchestrée par des opposants politiques, elle implique également de nombreux officiers, ce que goûte peu le chef de l’État tunisien.
Ben Ali, qui s’empare du pouvoir de manière feutrée en novembre 1987 conserve cette doctrine. Il veille simplement à ce que l’armée ne soit pas dans la misère, à ce qu’elle dispose de crédits suffisants pour garantir la satisfaction des militaires de carrière, pour former correctement les conscrits. Mais des crédits insuffisants pour "fabriquer" des généraux surarmés. Bourguiba puis Ben Ali optent donc pour une alternative aux choix de Nasser, Sadate et Moubarak en Égypte, Kadhafi en Libye, Afez el-Assad en Syrie. Différences qui expliquent en partie les attitudes des militaires dans ces différents pays, lors du "Printemps arabe", quelques dizaines d’années plus tard.
>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.
>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard
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