Syrie : sur la piste russe des armes chimiques de Bachar al-Assad #2

Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. Ce billet en deux parties est consacré à la genèse de l’arsenal chimique syrien et à la stratégie suivie par Bachar al-Assad jusqu’à aujourd’hui et notamment au massacre de la Ghouta, le 21 juin dernier.

Images diffusées par l’opposition syrienne des victimes de l’attaque à l’arme chimique du 21 août © AFP

Images diffusées par l’opposition syrienne des victimes de l’attaque à l’arme chimique du 21 août © AFP

Publié le 19 septembre 2013 Lecture : 10 minutes.

>> Lire aussi le premier des deux volets de la série

Des vecteurs conventionnels : l’aviation, l’artillerie

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Les premières attaques chimiques signalées à Daraya et Ateibeh paraissent avoir été menées via vecteurs terrestres plutôt qu’aériens ; probablement des lance-roquettes-multiples BM-21 Grad ou bien des LRM iraniens. Ce type d’armes affiche une portée nettement inférieure au rayon d’action d’avions de combat ou d’hélicoptères. En revanche, le principe du tir de saturation (avec des projectiles qui s’abattent sur une surface importante) compense largement le handicap du manque de précision. La superficie touchée par les salves de roquettes à tête chimique, le nombre important de munitions tirées en peu de temps, maximisent les effets des substances, en particulier contre les civils.

Enfin, Damas peut aussi recourir à son aviation. D’une part les hélicoptères de combat Mi-25 ou de transport d’assaut Mi-8/Mi-16 armés de bombes ou de « pulvérisateurs » de sarin comme cela semble avoir été le cas à Saraqeb en avril 2013. D’autre part avec des avions larguant des bombes spécialement modifiées pour contenir du sarin, voir du VX. L’arsenal syrien en comprendrait jusqu’à 3 000.

Les missiles balistiques

Tous les missiles balistiques syriens ne sont pas des Scud. Ce type de fusées se décline d’ailleurs en plusieurs variantes : les Scud-B, Scud-D et Scud-C, auxquelles s’ajoutent des missiles de portée moindre : Fateh-110, SS-21 Scarab-A ou Scarab-B (obtenus de Russie en 1983), Frog-7, chacun avec des caractéristiques propres aussi bien en terme de charge explosive, de portée, de précision (voir le tableau). Tous sont tirés depuis des lanceurs mobiles désignés communément TEL (Transporter Erector Launcher ; Transporteur-Lanceur). Cette mobilité rend leur repérage ainsi qu’une éventuelle destruction plus complexes. On se souviendra des aléas de la « chasse au Scud » irakiens, lors de la Première Guerre du Golfe en 1991. Pour les modèles les plus anciens, le plein de carburant liquide des fusées doit être fait immédiatement avant le tir, ce qui le retarde d’autant, signifiant une « fenêtre de vulnérabilité ». Cependant, ce handicap ne concerne pas les fusées à carburant solide…
À l’heure actuelle, les estimations quant au nombre de TEL et de missiles varient selon les sources : 18 Frog-7 (84 missiles), au moins 18 TEL de SS-21, de 24 à 36 TEL de Scud avec 260 à 300 fusées (beaucoup plus selon les sources). En 2002, la capacité de stockage totale est évaluée à 1 000 missiles. Dans le cadre de sa doctrine de « dissuasion », la Syrie privilégie la survie de ses systèmes, d’où un ratio relativement important de TEL/missiles. Ce nombre de TEL permet d’une part d’effectuer des frappes préventives massives, mais aussi, d’avoir de bonnes chances de conserver quelques lanceurs même si une partie venait à être détruite.

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Toujours dans cette logique, pour protéger TEL, stocks de missiles et même, centres de production, des installations souterraines ont été forées. Des bunkers et tunnels pour lanceurs et pour des armes chimiques existent près de Damas ainsi que dans la région de Palmyre. D’autres ont été aménagés à proximité de Hama, pour des TEL et des missiles, le site servant à l’entraînement des unités de missiles. En outre, des installations de fabrication de Scud-B et Scud-C sont à Alep, Hama (y compris pour les Scud-D) et dans les environs de Damas. Chinois, Nord-Coréens, Iraniens et peut-être russes ont contribué à leur construction. Dans le courant des années 2000, les services de renseignement israéliens parlaient d’une capacité de production d’une trentaine de Scud-C par an à partir de 2002.

>> À lire : Comment neutraliser l’arsenal chimique d’Assad ?

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La coopération entre Pyongyang et Pékin en matière de missiles balistiques débute en mars 1991 avec la livraison de TEL pour Scud ainsi que de 24 missiles, puis 12 lanceurs supplémentaires et 60 missiles en avril de la même année. D’autres fusées sont encore livrées au printemps et à l’été. Fin 1991 la Chine est suspectée de discuter de la vente de 24 lanceurs de missiles M9, d’une portée de 280 kilomètres. Néanmoins, des pressions de Washington conduisent à l’abandon des négociations entre Pékin et Damas. En 1992, Damas obtient des Scud-C de Corée du Nord, avec 150 missiles.

Israël suppose que la Syrie a développé des têtes à sous-munitions afin de déjouer ses défenses antimissiles.

Si la vente de M9 n’a pas eu lieu, la Chine ne s’interdit pas d’aider techniquement la Syrie, notamment en 1993 avec la modernisation des Scud-B. À cette époque, la Corée du Nord aurait proposé à Israël de cesser les transferts de fusées en échange de 500 millions de dollars ! De son côté, l’État hébreux suppose que la Syrie a développé des têtes à sous-munitions afin de déjouer ses défenses antimissiles. Schématiquement, les sous-munitions sont éjectées de la tête ; dès lors, il ne s’agit pas « simplement » de détruire un Scud et sa tête pour le neutraliser en partie… De fait, Damas semble acquérir cet équipement en 1994 et 1995.

Le Commandement des Missiles syrien accomplit un grand « bond en avant » le 23 septembre 2000, avec un test de Hwasong 7 (ou Scud-D), d’origine nord-coréenne. Par la suite, le pays trublion d’Asie cède sept lanceurs et une cinquantaine de Scud-D. La Syrie aurait également fait montre d’un intérêt pour le missile balistique russe SS-X-26 Iskander alors en cours de développement. Intérêt qui ne se concrétise par aucune commande, la Russie étant peut-être réticente. En 1985, la Syrie aurait disposé de ses premières têtes chimiques pour missiles, probablement pour les Frog-7.

Au début des années 2000, des têtes chimiques sont essayées sur des Scud, à une quinzaine de kilomètres de Homs. En juillet 2001, un nouveau test est mené près d’Alep. En dépit d’indéniables avancées, le développement des missiles balistiques en tant que vecteurs d’armes chimiques ne s’est pas fait sans écueils, parfois graves. Ainsi, le 26 juillet 2007, Jane’s rapporte un incident mortel dans le centre d’essai d’Alep. La tête chimique d’un Scud-C explose. Le souffle et les flammes endommagent d’autres charges chimiques (gaz moutarde et VX) qui détonnent à leur tour. Une cinquantaine de soldats syriens sont alors tués, ainsi que plusieurs « dizaines » de techniciens iraniens.

 

 

Caractéristiques des missiles balistiques syriens
Modèle et nombre estimé Tête chimique ?

Poids

de la charge

Portée

Coefficient

d’erreur probable

FROG-7Oui
(VX, sarin)
20 à 457 kg68-70 km500-700 m
SS-21 Scarab-AOui
(VX, sarin et ypérite)
482 kg70 km150 à 160 m
SS-21 Scarab-B Oui
(VX, sarin et ypérite)
482 kg120 km95 m

Fateh-110 (800 ?)

Oui
(VX, sarin et ypérite)
650 kg250 km100 m

SS-1c Scud-B (90 à 400)

Oui
(VX et sarin)
985 kg300 km450 m
SS-1d Scud-C (80 à 160) Oui
(VX, sarin et ypérite)
600 kg550 km700 m
Scud-D (100 ?) Oui
(VX, sarin et ypérite)
985 kg700 km50 m

Violations répétées de règles internationales

Au fil des mois, le régime de Bachar el-Assad entre dans un processus d’escalade jusqu’à utiliser, discrètement au début, les armes chimiques. À chaque étape de ce processus, il s’éloigne de sa doctrine de dissuasion, sans pour autant la rendre totalement caduque. Désormais, les armes de destruction massive ne sont plus l’ultime recours face une invasion israélienne. Elles deviennent un outil militaire tactique. Bien plus encore, au plan stratégique, elles deviennent un moyen de terroriser les populations pour les dissuader de soutenir les insurgés. Par ailleurs, elle provoque un séisme international, le Kremlin tenant lieu d’assurance-vie. Escalade que ponctue toute une série de violations de règles internationales…

Selon le Protocole V de la Convention sur certaines armes classiques (CCAC), puis de la Convention sur les armes à sous-munitions, la plupart de ces dernières sont interdites. En effet, elles causent de nombreuses pertes civiles, mutilent affreusement. Les enfants sont particulièrement touchés : les sous-munitions peuvent aisément être considérées comme des « jouets » : ils les ramassent donnent des coups de pied dedans… Or, Damas n’a pas hésité à recourir à ces armes. En outre, selon le Protocole III de la CCAC, l’utilisation des munitions incendiaires au-dessus de concentrations civiles est interdite. Pourtant, l’aviation de Bachar el-Assad largue des bombes de ce type sur les villes depuis plusieurs mois…

Les armes chimiquesservent d’abord à petite échelle, pour déloger des insurgés d’un immeuble, puis d’un bloc d’immeubles, puis d’un quartier…

Les armes chimiques (potentiellement mortelles ou non) servent d’abord à petite échelle, pour déloger des insurgés de leurs retranchements dans un immeuble, puis dans un bloc d’immeubles, puis dans un quartier… Les gaz incapacitants aident à neutraliser les opposants qui s’accrochent aux appartements, aux cages d’escaliers, aux caves. Relativement efficaces, ils peuvent même tuer lorsque les concentrations sont importantes (notamment dans des lieux confinés ; les Américains les utilisaient au Vietnam, contre les guérilleros Viet Cong terrés dans de vastes réseaux de tunnels). Aussi limitée soit-elle, cette utilisation implique des ordres de distribution d’armes chimiques à certaines unités combattantes. Ordre que seul Bachar el-Assad peut donner aux éléments de la Branche 450.

Des gaz incapacitants au phosphore blanc incendiaire aux substances chimiques létales, la distance n’est pas très grande. Distance qui paraît être franchie dans les environ d’Alep, le 19 mars 2013. Vingt-cinq personnes sont alors tuées, 80 autres blessées. Le général Zaher al-Saket qui fait défection raconte en avril 2013 que les munitions chimiques létales ont servi à treize reprises, citant Ateibeh comme le dernier usage connu de lui avant sa désertion. Il explique également avoir reçu l’ordre d’y recourir (ce qui implique la distribution des munitions idoines) tout en évoquant les « cocktails » contenus dans des charges duales : agent létal et agent moins dangereux (gaz incapacitant), le tout pour obus d’artillerie. Le 21 août 2013, des projectiles à charge chimique, tirés par des lance-roquettes-multiples s’abattent sur la Ghouta, provoquant de 130 à 1 300 morts selon les sources.

Qui a mené l’attaque chimique de la Ghouta ?

À défaut d’intervention armée, un conflit diplomatique oppose alors ceux qui souhaitent sanctionner Damas par une intervention militaire limitée à ceux qui soutiennent bec et ongles le régime syrien. Ces derniers marquent des points avec la solution de désarmement chimique proposée par la Russie, tout en parvenant à convaincre nombre de gens que des éléments islamistes radicaux sont les véritables auteurs de l’attaque.

Jusqu’à un certain point, cette assertion n’a rien de saugrenu : les rebelles du Caucase sont soupçonnés d’avoir utilisés des gaz « artisanaux » contre les troupes russes lors de la seconde guerre de Tchétchénie à partir d’août 1999, tandis que de probables ateliers clandestins de fabrication d’armes chimiques ont été découverts récemment en Irak. Cette dernière information contribue d’ailleurs beaucoup à semer le doute. Doute renforcé par l’interpellation en Turquie de membres d’Al-Nosra avec un liquide présenté dans un premier temps comme étant du sarin. Après examen il s’avère qu’il s’agit en réalité… d’antigel ! Quoi qu’il en soit, que des jihadistes cherchent à produire des armes chimiques n’a rien de surprenant.

À la Ghouta, le bilan est terrible. Or, un tel massacre nécessite un minimum d’expertise, ainsi que des moyens importants. Pour mémoire, l’attentat de Tokyo au sarin, le 20 mars 1995 ne tue « que » 12 personnes alors qu’il est pourtant perpétré dans un lieu propice, à savoir, relativement confiné. Il faut donc plus que quelques aérosols de sarin pour tuer plusieurs dizaines (voire, centaines) d’individus dans une zone à l’air libre. Plus encore une zone urbaine où les pulvérisations sont susceptibles d’être moins efficaces.

Obtenir un tel « effet de masse » nécessite beaucoup de produit (d’après le rapport des enquêteurs de l’ONU, une grande quantité a effectivement été utilisée), ainsi que des munitions spéciales. Anthony Cordesman établit qu’une charge chimique de 300 kilos de missile Scud vaporisera efficacement une surface de 0,22 km2 ; la quantité suffisante de sarin pulvérisée au-dessus d’un km2 d’une zone avec une densité de 3 000 à 10 000 habitants tuera de 60 à 200 d’entre-eux. À Damas, la densité moyenne est de 2 037 habitants au km2… À la Ghouta, toujours d’après le rapport des enquêteurs de l’ONU, plusieurs types de roquettes ont été retrouvés : de 140 mm (tirées par un lanceur BM-14-16) et de 330 mm (tirées par un lanceur d’origine iranienne Falaq-2). Jusqu’à preuve du contraire, l’opposition ne possède ni BM-14-16, et encore moins de LRM Falaq-2. En revanche, ces armes figurent bel et bien dans l’inventaire gouvernemental syrien. Ce sont des faits.

Pour faire vaciller l’idée d’un régime recourant aux armes chimiques un argument revient fréquemment, formulé par Bachar el-Assad lui même : quel aurait été son intérêt à utiliser des armes chimiques ? Rationnellement, aucun. Mais, Assad est un chef d’État formé par son père à tenir le pays d’une main de fer. Pays plongé dans une effroyable guerre civile. Des terroristes dans le camp adverse l’ont condamné à mort, lui et ses proches. Dans ces circonstances, comment ne pas sombrer dans une certaine paranoïa ? Et comment ne pas avoir une rationalité bien différente de celle de la plupart des autres hommes politiques dans le monde ? Quel intérêt pour Assad d’utiliser des armes de destruction massive contre son peuple ? Répondons par une autre question : quel intérêt de recourir aux bombes à sous-munitions et incendiaires contre des civils ? Pourtant, il le fait et il viole ainsi des règles internationales… L’opposition n’a pas d’aviation ; or, ces bombes ne sont pas larguées du toit d’immeubles !

Quoi qu’il en soit, une solution viable quant aux armes chimiques syriennes ne viendra pas d’un Vladimir Poutine plus calculateur que véritable ami de la Syrie, d’un Barack Obama handicapé par les séquelles de l’intervention irakienne voulue par son prédécesseur, ou encore d’un François Hollande sans les moyens militaires de sa diplomatie. Outre le fait qu’il faut un temps considérable pour démanteler l’arsenal, des analystes du Pentagone estiment que sécuriser les sites de production et de stockage demanderait au moins 75 000 hommes sur le terrain. Seront-ils Russes ? Dès lors, aucune solution valable ne semble plus exister aujourd’hui. D’autant que les armes chimiques sont désormais dispersées sur une cinquantaine de sites, voire distribuées à certaines unités…

>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.

>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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