Syrie : sur la piste russe des armes chimiques de Bachar al-Assad #1
Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. Ce billet en deux parties est consacré à la genèse de l’arsenal chimique syrien et à la stratégie suivie par Bachar al-Assad jusqu’à aujourd’hui – toujours en étroite collaboration avec les Russes.
L’arsenal chimique syrien comprend aujourd’hui, pour l’essentiel, du gaz moutarde, du sarin ainsi que du VX. Les chercheurs de Damas ont également été soupçonnés d’avoir travaillé sur les armes biologiques, notamment l’anthrax, la toxine botulique et, peut-être sur la peste, le choléra, entre autres… Toutefois, il est ardu de faire la part des choses à ce sujet : les informations fiables n’existent pas, les suppositions ne reposent que sur des éléments fragmentaires. Il est donc difficile de distinguer le fantasme de la réalité. Par ailleurs, même si ce programme d’armes biologiques a probablement existé dans une certaine mesure, il n’a pas eu l’ampleur de celui des armes chimiques.
Il en va de même pour le programme nucléaire, considéré comme anecdotique. Ce qui suit ne concerne donc que les armes chimiques syriennes et, par extension, les missiles balistiques à la disposition de Damas. Genèse et histoire, doctrines d’emploi, vecteurs, utilisation dans la guerre civile avant le coup de théâtre du « médiateur » russe…
>> À lire : Comment neutraliser l’arsenal chimique d’Assad ?
Quelles sources ?
De nombreuses indications sur les doctrines stratégique et tactique pour l’emploi des armes chimiques en Syrie proviennent de traductions de la « littérature » scientifique et militaire soviétique des années 1970 et 1980, de rapports déclassifiés de la CIA et, récemment, de la DGSE, et de déclarations de dirigeants syriens civils ou militaires. Les études et données soviétiques, les commentaires qui les concernent sont également riches d’enseignements. Certes, Damas n’a pas toujours suivi les principes édictés par Moscou, tant politiquement que militairement. Et d’ailleurs, pendant longtemps, les conseillers militaires soviétiques ont eu une piètre opinion des capacités des soldats syriens. Il n’en reste pas moins que des générations de responsables ont été formés, voire formatés, par « l’esprit de Moscou » : appareil sécuritaire, organisation des forces armées, doctrines militaires, le tout renforcé par de considérables livraisons d’équipements (chars, artillerie, avions…) et par une influence russe qui s’est maintenue malgré la chute du mur de Berlin. Aussi, les références soviétiques restent-elles valables aujourd’hui. Les choix de Damas l’illustrent d’ailleurs parfaitement.
Quelques repères chronologiques
Octobre/novembre 1970 : accession au pouvoir d’Afez el-Assad
Octobre 1973 : guerre du Kippour
Juin 1982 : intervention israélienne au Liban, combats contre l’armée syrienne
Août 1990 – printemps 1991 : guerre du Golfe contre Saddam Hussein
Juin 2000 : accession au pouvoir de Bachar el-Assad
Mars 2003 : intervention américaine en Irak
Mars 2011 : manifestations en Syrie, répression violente, émeutes qui dégénèrent en guerre civile..
La genèse, l’histoire, l’état actuel
Les dates mentionnées par les chercheurs quant à l’acquisition des premières armes chimiques par la Syrie varient. Pour certains, elles ont été reçues en 1972 ou 1973 avant la guerre du Kippour. L’opération Badr était alors en cours de préparation. Pour d’autres, elles ont été reçues, tandis que les Israéliens progressaient en direction de Damas, voire immédiatement après le cessez-le-feu. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’obus à charge chimique fournis par l’Égypte, munitions obtenues d’URSS. Par la suite, Damas acquiert de nombreux matériels de protection chimique venant de Russie et de Tchécoslovaquie. Ce pays du Pacte de Varsovie aurait également approvisionné Damas avec d’autres obus chimiques, tout en entraînant les forces du président Afez el-Assad à ce type de guerre. Un rapport de la CIA de 1983 indique que les munitions chimiques de Damas proviennent d’URSS. La production nationale de substances innervantes (à l’instar du sarin) commence seulement à partir de 1984. L’objectif pour le régime est alors d’avoir des arguments face à l’arsenal nucléaire israélien. En outre, ces armes constituent une garantie vis à vis de l’Irak et de son propre arsenal. Les relations entre les deux voisins sont mauvaises, et la Syrie soutient l’Iran dans la guerre contre l’Irak…
Grâce à l’Allemagne de l’Ouest et à la France, Damas est en mesure de développer son programme d’armes de destruction massive dans les années 1980.
Grâce à l’Allemagne de l’Ouest, mais aussi à la France, qui livrent des technologies en principe destinées à l’industrie pharmaceutique, Damas est en mesure de développer dans de bonnes conditions son programme d’armes de destruction massive. Au printemps 1988, le chef des forces chimiques soviétiques est en visite en Syrie, démontrant ainsi les liens qui existent entre les deux pays. Malgré tout, ce programme ne se fait pas sans accidents que camoufle le régime : ainsi, en 1991, cinq usines sont fermées, sous prétexte que la production ne « correspond pas aux standards requis par les patients et les médecins »… Cette même année, Syrie et Libye signent un protocole afin que les techniciens de l’industrie pharmaceutique libyenne puissent venir étudier auprès de leurs collègues syriens… La Syrie est alors considérée comme le pays du Moyen-Orient le plus avancé en matière d’armes chimiques.
De grandes quantités d’agents chimiques sont disponibles à la fin 1990 ou au début des années 2000, en particulier du sarin. De plus, un rapport de la CIA indique que Damas s’est procurée du VX auprès de Moscou et de pays de l’Est. Des bombes incendiaires ZAB et des disperseurs à sous-munitions PTAB-500 sont adaptés de manière à pouvoir répandre le neurotoxique. Fin 1999, un test est mené : un chasseur-bombardier MiG-23BN largue un de ces projectiles, vraisemblablement avec succès.
L’ « affaire du général Anatoly Kuntsevich » confirme l’implication de la Russie dans le programme chimique syrien. Ce dernier, conseiller spécial du président Boris Eltsine en matière de désarmement chimique, est démis de ses fonctions en 1995. En 1993, il procure des substances à Damas. Faits qu’il reconnaîtra trois ans plus tard (en 1998), affirmant toutefois qu’il ne s’agissait que de faibles quantités, pour des recherches scientifiques, dans le cadre traité secret avec la Syrie. En réalité, ce trafic doit permettre à Damas de produire le « VX russe » également connu en tant que R-33. Son efficacité mortelle est supérieure à celle du VX. Par ailleurs, l’antidote susceptible de neutraliser ses effets doit être administré beaucoup plus rapidement qu’avec le VX…
Les substances sont étudiées, améliorées, testées et produites dans les environs de Homs, non loin d’installations pétrochimiques à Safira, près d’Alep, mais surtout, au Centre d’études et de recherche scientifique (Cers) de Damas. Le VX est quant à lui fabriqué au nord de la capitale libyenne et à Hama. Début 2000, le régime s’efforce d’obtenir une aide technique plus importante de la Russie ainsi que de la Chine. Selon les observateurs, Damas est alors capable de fabriquer plusieurs centaines de tonnes d’agents chimiques par an.
En 2013, les quantités de substance chimiques létales possédées par le régime syrien sont estimées par la Synthèse nationale de renseignement de la DGSE, déclassifiée le 02 septembre 2013, à :
– Plusieurs centaines de tonnes d’ypérite
– Plusieurs centaines de tonnes de sarin
– Plusieurs dizaines de tonnes de VX
D’autres sources (ouvertes) mentionnent quant à elles :
– 700 tonnes de sarin
– 300 tonnes de d’ypérite et de VX
Principales armes chimiques syriennes
Désignation | Origine et particularités | Persistance |
Sarin | Développé en 1938 en Allemagne | Faible |
VX | Découvert en Grande-Bretagne mais produit aux USA et en URSS, 1 000 fois plus létal que le sarin | Plusieurs jours |
VX/R-33 (VX russe) | Plus mortel que le VX, antidote moins efficace | Plusieurs jours |
Gaz moutarde (Ypérite) | Vésicant sous forme liquide, utilisé massivement en Europe entre 1917 et 1918 | Faible |
Chaîne de commandement et Unité 450
Avant toutes choses, qu’en est-il de la chaîne de commandement ? Dans les pays formatés « à la Soviétique » (ou au moins inspirés par les principes soviétiques) dans ce que l’on appelle alors le "Tiers Monde", les unités qui contrôlent les armes de destruction massive sont distinctes des forces armées pour des raisons de loyauté. Elles dépendent directement des plus hautes instances dirigeantes, ne recevant leurs ordres que de celles-ci (en d’autres termes, du chef de l’État). C’est ce que confirme la note déclassifiée de la DGSE. En Syrie, ce rôle revient à l’Unité 450, composée pour l’essentiel de membres de la communauté alaouite. Ses prérogatives et missions consistent à préparer les munitions chimiques, à les distribuer aux unités désignées par le pouvoir, ainsi qu’à assurer la sécurité des sites de fabrication et de stockage. N’en doutons pas, ses personnels sont triés sur le volet et étroitement surveillés par les services de renseignement du régime.
La doctrine d’emploi stratégique, une "dissuasion du pauvre"
Le 2 août 1977, le chef syrien de la direction de la guerre non-conventionnelle indique dans un quotidien national que l’armée reconnaît l’importance des armes de destruction massive et qu’elle se prépare pour ce genre de guerre. L’existence de l’arsenal chimique syrien n’est pas implicitement reconnue. Toutefois, cette annonce constitue le point de départ de la « dissuasion » syrienne. Elle donne aussi le ton de ce que sera, dans un premier temps, cette dissuasion : laisser planer une relative incertitude (même si les services de renseignement étrangers ne sont pas dupes). Relevons que cette démarche est proche de celle d’Israël avec ses armes nucléaires (également proche de la dissuasion sud-africaine dans les années 1980). Le 22 septembre 1984, une source ouverte (Jane’s) évoque pour la première fois les armes chimiques de Damas.
Trois ans plus tard, en janvier 1987, Afez el-Assad explique que la Syrie recherche une solution technique pour contrebalancer la menace des armes nucléaires israéliennes. Il justifie ainsi le programme syrien d’armes de destruction massive par la nécessité d’une sorte d’équilibre de la terreur régional. En mai 1987, la radio nationale indique que le pays peut désormais contrer la supériorité destructive de l’État hébreux, sans plus de détails, tandis qu’en 1988, le général Hikmat al-Shihabi, chef d’état-major précise que la Syrie dispose désormais d’armes puissantes contre Israël.
Le caractère public de ces révélations est bel et bien constitutif d’une logique de dissuasion ; dans un pays comme la Syrie, jamais un haut responsable de l’armée ou une radio n’auraient donné de telles informations sans consignes particulières. Le ministre syrien des affaires étrangères de l’époque indique quant à lui que son pays détruira toutes ses armes de destruction massive le jour où Israël fera de même. En outre, aux côtés du président égyptien Moubarak, Afez el-Assad s’oppose au bannissement des armes chimiques par la Ligue Arabe, aussi longtemps que Tel Aviv possédera bombes et missiles nucléaires…
>> Lire aussi : Que valent les défenses militaires d’Assad ?
La doctrine d’emploi tactique
Même si la dimension stratégique n’échappe pas au régime d’Assad, l’efficience des armes chimiques à l’échelle opérationnelle et tactique n’échappe pas aux responsables syriens, d’autant que cet usage figure en bonne place dans la doctrine militaire soviétique. Par ailleurs, les résultats obtenus avec cette méthode par l’Irak dans la guerre contre l’Iran sont probablement remarqués. Les armes chimiques – ou la conviction que celles-ci étaient utilisées – provoquaient souvent la panique dans les rangs iraniens. L’anecdote de combattants irakiens qui tirent de banales munitions fumigènes pour provoquer la retraite de leurs adversaire est elle aussi relatée. Manière de procéder dont semblent s’inspirer les forces de Damas, en entretenant une véritable psychose de l’arme chimique dans les rangs de l’opposition.
Un rapport déclassifié de la CIA de 1983 décrit en quoi le risque d’une réaction internationale forte est faible en cas d’utilisation d’armes chimiques.
Sur le risque d’une réaction internationale forte, conséquence de l’utilisation tactique ou de terreur d’armes chimiques fournies par Moscou à l’un de ses alliés, un rapport déclassifié de la CIA, en date du 15 septembre 1983, décrit justement en quoi ce risque est faible, ce sur quoi comptent les Soviétiques. Et ce qu’ils enseignent probablement à leurs alliés :
Images diffusées par l’opposition syrienne des victimes de l’attaque à l’arme chimique du 21 août. © AFP
– Efficacité de ces armes contre des civils ou des forces irrégulières qui disposent de peu de moyens de protection – le massacre de la Ghouta du 21 août l’a, une fois de plus, démontrée.
– Pas ou peu de menaces de rétorsion internationales à redouter (la difficulté de mettre en place une réaction démontre que cela reste d’actualité).
– Un faible risque de détection du fait de la nature des agents chimiques utilisés. À l’image du sarin, d’une faible persistance (quelques heures). Par ailleurs, les scientifiques syriens ont réalisé ce que les experts en armes chimiques désignent sous le nom de « cocktails » : mélange de gaz incapacitants et de substances mortelles. Avec des résultats incertains, d’une létalité considérée comme moindre, ces mélanges provoquent toutefois un ensemble de symptômes qui rendent plus difficile l’identification précise d’une substance chimique spécifique, entretenant ainsi une certaine confusion et donc, l’absence de preuves probantes…
– Ce faible risque de détection des armes chimiques doit également à la difficulté, pour des enquêteurs, de se rendre sur les zones touchées (car, zones de guerre) : les enquêteurs seront effectivement la cible de tirs de snipers… De plus, on notera qu’après le lancement de roquettes à tête chimique sur la Ghouta, d’importants tirs d’artillerie sont déclenchés pour tenter de faire disparaître tout ou partie des restes de munitions utilisées lors de l’attaque initiale (une munition chimique explose « moins » qu’une munition classique afin de permettre la vaporisation du produit).
– La difficulté d’obtenir les preuves nécessaires « pour surmonter les résistances politiques et psychologiques pour reconnaître une violation sont de nature à être quasi impossibles à obtenir » et même si une réaction survenait, les décideurs incriminés « pourraient compter sur des outils de propagande hautement développés pour démolir ou démentir n’importe quelle accusation ».
Rédigé trente ans plus tôt, ce rapport aurait pu l’être en août 2013 tant il « colle » à la situation actuelle. À l’évidence, les spécialistes syriens des armes chimiques ont bien appris leur leçon au cours des années 1980. Et ils ne l’ont toujours pas oubliée.
>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.
>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard
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