Intervention en Syrie : que valent les défenses militaires de Bachar al-Assad ?

Les images des victimes syriennes après l’usage d’armes chimiques, le 21 août, dans la Ghouta orientale, ont poussé les pays occidentaux, États-Unis en tête, à envisager une intervention militaire contre le régime de Bachar al-Assad. Alors que cette option n’a pas encore été décidée, l’armée syrienne indique d’ores et déjà qu’elle se défendra. En a-t-elle les moyens ? Quel est l’état de ses troupes ? États des lieux.

L’armée syrienne a fondu, 100 000 désertions depuis 2011. © Reuters

L’armée syrienne a fondu, 100 000 désertions depuis 2011. © Reuters

Publié le 30 août 2013 Lecture : 10 minutes.

Le 21 août 2013, quatre roquettes de BM-21 Grad (selon une source française) explosent dans la zone de la Ghouta orientale. Peu après, la mort atroce de plusieurs centaines de civils est dénoncée. Les images du drame démontrent qu’ils ont été tués par des gaz de combat, dispersés par des têtes chimiques de projectiles de Grad. Le BM-21 est une arme de saturation. Il lance ses quarante roquettes de 122 mm par salves de deux, en vingt secondes seulement. L’ouragan de feu s’abat sur une vaste surface jusqu’à 20 kilomètres de distance. Une vidéo mise en ligne sur les réseaux sociaux le 28 août désigne plutôt l’usage de roquettes de Falaq-2, d’origine iranienne. Mais quel que soit précisément le type de matériel, les projectiles expédiés ce 21 août provoquent un carnage.

Il ne s’agit pas de la première utilisation d’armes chimiques en Syrie, ni de la première violation des règles internationales. En théorie, l’usage des armes incendiaires contre les civils est interdit. Pourtant, depuis l’été 2012, Damas n’a pas hésité à larguer des bombes incendiaires. Autre illustration d’une volonté délibérée de chasser et de massacrer toute une partie de la population : les files d’attente devant les boulangeries sont la cible quasi-systématique de tirs d’artillerie ou des raids aériens… Quant aux gaz de combat – et non gaz incapacitants à l’image du BZ-CS probablement employé par Damas, avant cette date – leur première utilisation remonte au 19 mars 2013 : 25 personnes sont tuées et 80 autres blessées.

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L’évolution de la nature du conflit d’une insurrection à une guerre civile (même si cette catégorisation est contestée, c’est bien de cela dont il s’agit ; une guerre civile n’exclut pas les acteurs extérieurs), les faiblesses grandissantes des forces syriennes, la stratégie de Bachar al-Assad s’inspirant de celle de son père lorsqu’il éradiquait les Frères musulmans de 1979 à 1984, la psyché du dictateur syrien et enfin, l’absence de réactions fermes de l’étranger ont conduit à une surenchère dans les moyens employés par Damas : de l’artillerie à l’aviation, de l’aviation aux missiles balistiques, des missiles balistiques aux armes chimiques. Le terrible bilan du 21 août (de 130 à 1 300 morts) en est une conséquence.

Cette attaque chimique déclenche le processus qui pourrait conduire à une hypothétique action armée contre le régime. Face à cela, que valent les forces armées syriennes ? Quelques jours de frappes aériennes auront-elles un impact sur leurs capacités actuelles, notamment en matière de missiles balistiques et d’armes chimiques ?

État des lieux de l’armée de terre syrienne

Par rapport à ce qu’elles étaient en 2011, à l’aube de l’insurrection, les forces syriennes ont fondu : désertions des militaires (jusqu’à 100 000 évoquées), pertes (tués, blessés, matériels détruits), manque de pièces de rechange… En outre, Damas n’utilise pas tous les moyens dont elle dispose ; Bachar al-Assad se montre méfiant quant à la loyauté d’une partie de ses unités. De fait, sur les treize divisions (grandes unités – GU), seules deux sont totalement opérationnelles en 2011 (en sureffectifs, avec le matériel en meilleur état, le plus moderne : T-72A et T-72AV, BMP-2…). Il s’agit de la garde prétorienne du régime, à savoir, la 4e Division blindée et la Division d’infanterie mécanisée de la Garde présidentielle. Les défections amoindrissent les deux GU commandos (désignées "forces spéciales"), à savoir les 14e et 15e. Dans les rangs des régiments endivisionnés ainsi que dans ceux indépendants, un tiers des hommes, pour la plupart sunnites, rejoignent l’opposition ou disparaissent dans la nature.

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Les neuf autres divisions, blindées et mécanisées, valent chacune moins du quart de leur valeur théorique, soit l’équivalent d’une petite brigade par division. La loyauté des militaires varie grandement d’une brigade à l’autre, d’une division à l’autre. Paramètre qui oblige Bachar al-Assad à  brasser ses unités pour réprimer les manifestations, puis combattre les opposants. Il mélange des éléments d’unités peu sûres (de la taille de compagnies ou d’un bataillon) avec des éléments d’unités fidèles, les secondes encadrant les premières lors des opérations. Par ailleurs, 1 500 officiers sunnites ont été arrêtés, selon des renseignements donnés par une source de l’opposition, confirmés par les travaux de Joseph Holliday pour l’Institute for the Study of War (ISW).

Une armée de l’air aux ailes rognées

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L’armée de l’air n’a pas été épargnée par les désertions, réduisant le nombre de pilotes, mais aussi, le nombre de techniciens pour entretenir les appareils (avions et hélicoptères), pour les préparer aux missions, assurer le bon fonctionnement des bases, le contrôle aérien… Pour ne rien arranger, de nombreux avions n’ont aucune capacité d’attaque au sol, comme certains modèles de MiG-29 et de MiG-23. Leurs performances en combat aérien sont aujourd’hui dépassées et l’aviation d’une coalition étrangère n’aurait aucun mal à les rayer du ciel. Ceux qui peuvent mener des attaques au sol ne sont pas tous adaptés (MiG-21), les pilotes manquent d’entraînement de même que la troupe n’est pas habituée à travailler de concert avec l’aviation. Depuis 2012, très peu de missions d’appui direct ont été effectuées.

Les pilotes manquent d’entraînement de même que la troupe n’est pas habituée à travailler de concert avec l’aviation.

Les L39 Albatross d’entraînement et d’attaque, un reliquat de chasseur-bombardiers, les MiG-21, MiG-23, les hélicoptères de combat Mi-25 et ceux de transport d’assaut, Mi-8 et Mi-17, ont grandement contribué à contenir et à repousser l’opposition, tout en servant d’armes de terreur contre la population. Hélicoptères et avions de transport (Il-76 en particulier) ont permis le ravitaillement des  forces déployées dans les "villes-môles" du régime, au nord. L’aviation constitue donc une pièce maîtresse de Damas. Néanmoins, viendra le moment où la plupart des appareils ne voleront plus : bases dont s’emparent les opposants, bases assiégées d’où il est impossible de décoller ou d’atterrir, manque de pièces de rechange, de carburant d’aviation… Le développement des moyens antiaériens rebelles y contribue, à l’image d’un MiG-21 récemment abattu par un missile d’origine chinoise FN-6… Aujourd’hui, les estimations donnent à la Syrie approximativement 150 avions capables de missions d’attaque au sol et une cinquantaine d’hélicoptères.

Difficultés importantes sur le terrain

Au bilan, les forces syriennes paraissent vacillantes. Pourtant, même si seulement un tiers des moyens de 2011 sont aujourd’hui opérationnels, cela représente toujours beaucoup de matériel, de cibles potentielles et pas nécessairement simples à atteindre. En détruire une quantité significative pour "punir" demanderait du temps, davantage encore si l’objectif était d’aider l’opposition ; beaucoup plus de temps qu’en Libye. Par exemple, sur les 300 lance-roquettes-multiples BM21 alignés en 2011, on peut estimer que moins d’une petite centaine est opérationnelle, et si d’autres sont en réserve, faute de personnels pour les servir, ils existent toujours. Les détruire tous en trois ou quatre jours est impossible. Si les munitions air-sol guidées en pulvériseront quelques dizaines, une partie échappera à la curée, embossée dans des ruelles, cachée dans des garages civils.

Point positif pour une intervention, la question des dommages collatéraux en visant des chars et autres équipements lourds dans les villes ne se poserait pas de manière aussi critique que lors de précédents. Les forces du régime ont chassé la plupart des habitants des zones reconquises ou contestées. Selon l’IDMC (Internal Displacement Monitoring Centre), au moins 1,1 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur des frontières du pays, libérant des quartiers entiers où est retranchée la troupe, où sont positionnés les véhicules lourd et légers.

Concernant la neutralisation des vecteurs aériens d’armes chimiques, la tâche est relativement simple : les bases aériennes ne bougent pas. C’est une autre paire de manches pour les pièces d’artillerie, automotrices ou mobiles, ou encore pour les lanceurs de Scud (les TEL) ou de FROG-7. Ceux-ci seraient des cibles prioritaires : la portée des missiles balistiques syriens, susceptibles d’emporter des têtes chimiques, va jusqu’à 700 kilomètres (le Scud-D). En dépit de batteries antimissiles, la menace serait grande pour le sud de la Turquie, Chypre, la Jordanie ou encore Israël. Bachar al-Assad a le moyen de faire payer ceux qui attaqueront la Syrie.

Combattre efficacement la menace des Scud et autres SRBM nécessiterait de déployer des forces spéciales sur le terrain. Les membres d’une coalition seraient-ils prêts à le faire ? Probablement pas dans le cadre d’une action ponctuelle.

Forces pro-gouvernementales "milicisées" résilientes

Ceux qui affirment que les frappes de missiles de croisière et les raids aériens, pendant quelques jours, désorganiseraient et démoraliseraient l’armée syrienne font preuve d’une parfaite méconnaissance du sujet. Les forces syriennes de 2013 ne sont plus celles de 2011. À l’époque, il aurait été possible de les bousculer. La doctrine militaire soviétique qui met l’accent sur une centralisation du commandement était alors en vigueur. Cependant, en 2013, elle ne l’est plus.

Pour Damas, l’enjeu est de tenir les zones urbaines et péri-urbaines, les localités. Les opposants, eux, rejetés dans les campagnes – avec les populations chassées des villes-, s’efforcent de grignoter les positions gouvernementales. Situation qui a pour corollaire une fragmentation des territoires contrôlés par les uns et les autres, d’où l’importance cruciale, pour Damas, des hélicoptères qui ravitaillent les "enclaves".

Pour les milices, l’essentiel consiste à chasser les populations des villes, par la terreur et à "casser de l’insurgé"

En outre, afin de gonfler le volume des forces disponibles, mais aussi pour disposer de combattants loyaux et sans scrupule constituant une infanterie légère indispensable en combat urbain, les unités régulières se sont "milicisées". Elles ont intégré des miliciens des Forces nationales de défense (les ex-Comités populaires), des soudards des Shabiha, voire des éléments du Hezbollah. Paradoxalement, avec l’expérience accumulée au fil des combats, avec des paramilitaires réorganisés (en particulier les Shabiha) et solidement entraînés par des conseillers militaires iraniens ou du Hezbollah, l’ensemble a gagné en efficacité tactique.

L’évolution de la nature du conflit conjuguée à cette "milicisation" sont synonymes de décentralisation prononcée du commandement. Les groupes armés, dont il est désormais difficile de déterminer qui parmi eux appartient aux forces régulières ou à des milices (port de vêtements civils, tenues débraillées, barda civil…), reçoivent des directives. À partir de celles-ci, ils opèrent sur le terrain comme bon leur semble. L’essentiel consiste à chasser les populations des villes et banlieues, par la terreur et à "casser de l’insurgé" (ou assimilé insurgé), sans faire dans le détail.

En général, les milices ne sont pas réputées pour leur discipline. Mais elles ont deux avantages. D’une part, elles n’ont pas plus besoin de grands dirigeants, d’officiers généraux, pour agir. Si les grands responsables disparaissent, les milices continuent de se battre, sous l’autorité des petits chefs locaux. Dans ce contexte, détruire les centres de commandement de l’armée syrienne ne déstabilisera pas foncièrement ces groupes de plus en plus disparates. Tout comme l’élimination de leur matériel lourd, son abandon faute d’un réseau logistique, ne les empêchera pas de haïr ceux d’en face et d’être convaincus qu’ils se battent pour leur survie et celle de leur communauté, voire pour ne pas répondre des exactions dont ils se sont rendus coupables… D’autre part, les hauts-dirigeants ne peuvent être accusés des crimes commis par des bandes qui, par essence, fonctionnent en-dehors d’une chaîne de commandement centralisée.

Le drame qui est survenu dans la plaine de la Ghouta est emblématique de cette situation. Comme en témoignent des interceptions électroniques de communications syriennes, aucun ordre n’aurait été donné en haut-lieu pour le tir des roquettes à charge chimique. Un officier l’aurait fait de sa propre initiative, convaincu d’accomplir son devoir en tuant un maximum d’adversaires…

La politique de Bachar al-Assad, arme de destruction ultime

Quoi qu’il en soit, même si Assad ou ses généraux n’ont pas donné cet ordre, ils ont créé les conditions pour que cette tragédie survienne. Ils ont transformé l’armée en un agglomérat de milices impitoyables, inoculant par les massacres le virus du terrorisme à toute une frange de l’opposition. Ils ont transformé la lutte contre une insurrection populaire en une guerre civile. Expulser les populations des villes par le feu, le fer et les neurotoxiques est assimilable à un véritable nettoyage ethnique. Amener des membres d’une communauté confessionnelle à exécuter sauvagement ceux d’une autre, c’est engendrer un monstre hideux.

Peu importe que tous les alaouites, tous les druzes, tous les chiites, tous les chrétiens ne soutiennent pas le régime. Peu importe que les sunnites ne sont pas tous des jihadistes fanatiques adeptes du terrorisme aveugle. C’est ce que beaucoup retiendront. Bachar al-Assad n’a pas juste tué son peuple. Il a assassiné toute une Nation. Un interminable assassinat qui se prolongera bien au-delà d’une hypothétique intervention limitée. D’ailleurs, cette guerre civile survivra à Assad et à ses généraux, même s’ils venaient à disparaître. La meilleure arme du dictateur de Damas, cela n’est pas son armée "milicisée", ni ce qui lui reste de chars, de pièces d’artillerie, d’avions, ses munitions chimiques ou ses missiles balistiques. Cela n’est pas non plus ses alliés russes, chinois et iraniens. Son arme de destruction ultime, c’est la haine qu’il a fabriquée.

>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.

>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

 

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