Crise en Égypte : « Le Sinaï est devenu une zone de non-droit »
Les attaques meurtrières contre les forces de sécurité égyptiennes se multiplient dans le Sinaï depuis la destitution de l’ex-président Mohamed Morsi. Comment cette péninsule désertique, qui marque la frontière avec Israël, est-elle progressivement devenue la base arrière de groupes islamistes armés ? Éléments de réponse avec Sophie Pommier, spécialiste de l’Égypte.
Lundi 19 août, dans la pénisule désertique du Sinaï, au nord-est de l’Égypte, deux minibus transportent des policiers vers le poste frontière de Rafah. Ils sont alors pris pour cible par un groupe d’assaillants, qui bombardent les véhicules à coups de roquettes. L’attaque, la plus meurtrière contre des forces de l’ordre depuis des années, est sanglante : 25 policiers sont tués.
Selon un décompte de l’AFP, ce nouveau raid porte à 75 le nombre de membres des forces de sécurité tués dans le Sinaï depuis la destitution de Mohamed Morsi par l’armée, le 3 juillet dernier. Cette zone, particulièrement instable depuis le début des années 2000, semble désormais totalement hors-contrôle des autorités égyptiennes. Sophie Pommier, spécialiste de l’Égypte qui enseigne à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris et qui dirige Méroé, un cabinet de conseil sur le monde arabe, explique à Jeune Afrique comment le Sinaï est devenu, au fil des ans, la base arrière de différents groupes islamistes armés.
Jeune Afrique : Qui sont les groupes armés qui ciblent les forces de sécurité égyptiennes dans le Sinaï ?
Sophie Pommier : Plusieurs groupes armés plus ou moins identifiés sont établis dans le Sinaï. Il y a des jihadistes purs et durs, des militants de mouvements palestiniens radicaux, ou encore des réseaux mafieux qui mènent différents trafics : migrants d’Afrique subsaharienne, prostituées, armes, drogue…
Quels sont leurs relations avec les tribus bédouines locales ?
Certains bédouins ont effectivement des liens avec ces groupes. Ils leur fournissent par exemple une assistance logistique, comme la mise en place de caches d’armes. Ils les aident aussi à se dissimuler dans les montagnes. Une des stratégies menée par les autorités après la révolution a d’ailleurs été d’essayer de casser ces solidarités entre les tribus bédouines et les groupes jihadistes.
Comment le Sinaï est-il progressivement devenu la base-arrière de ces différents groupes armés ?
En 2004-2005, il y a eu plusieurs attentats extrêmement meurtriers contre des complexes touristiques de la région. On était après le 11 septembre et on avait parlé, à ce moment-là, d’une branche liée à Al-Qaïda dans le Sinaï. En fait cela n’avait jamais vraiment été attesté. Comme toujours avec Al-Qaïda, il est difficile de savoir s’il y existe des liens réels ou si un groupe a pris l’étiquette Al-Qaïda pour bénéficier de la réputation de cette organisation.
Après ces attentats, les autorités du régime Moubarak ont fait des rafles brutales parmi les populations locales. Beaucoup de gens ont été arrêtés, jetés en prison, sans que leurs familles soient informées et sans qu’ils bénéficient de la défense d’un avocat. Cela a contribué à aggraver les tensions et a creusé le fossé entre les bédouins du Sinaï et le pouvoir central.
À l’époque de Moubarak, des projets de développement étaient régulièrement annoncés sans que rien ne se passe. Il y a par ailleurs eu une explosion du tourisme dans le Sud-Sinaï qui a secoué la région et ses habitants en quelques années. Les bédouins ont ainsi été soumis à l’arrivée massive de touristes, notamment Israéliens, qui avaient des comportements totalement opposés à leur mode de vie conservateur et traditionnel. On a donc assisté à une réislamisation et à une réaction identitaire de ces populations bédouines. Elles se sont largement « salafisées ». Il existe par exemple, dans certaines localités, des tribunaux islamiques qui appliquent la charia en dehors des structures juridiques classiques.
Pourquoi l’insécurité dans le Sinaï a-t-elle augmenté depuis le renversement de Hosni Moubarak en 2011 ?
Les services de sécurités égyptiens ont été ébranlés par la révolution. Ce flottement sécuritaire a démultiplié les problèmes fondamentaux du Sinaï qui remontent au début des années 2000. Ajoutons également les révolutions dans les autres pays et l’afflux des armes de Libye.
Et la situation s’est encore aggravée depuis la destitution de Mohamed Morsi par l’armée…
Oui, clairement.
Est-ce que les Frères se cachent derrière le regain de violence dans le Sinaï ?
C’est possible mais ce n’est pas garanti. Aujourd’hui, toute la mouvance islamiste est montrée du doigt et est poussée à la radicalisation. Pour le moment, les Frères ne sont pas sur une ligne de recours à la violence, en tout cas pas officiellement.
Mais pour certains, le projet islamiste est en danger. Comme on n’arrive pas à l’imposer par la voie légale et le processus démocratique, il ne reste plus qu’un seul moyen : la lutte armée.
La radicalisation en cours dans le Sinaï peut être expliquée de deux manières : soit elle est activée par les Frères s’il existe de réelles courroies de transmission, soit elle est simplement une conséquence directe des évènements du mois de juillet et de la destitution de Morsi.
Le Sinaï est-il aujourd’hui une zone de non-droit ?
Oui, on peut le dire de cette manière, même s’il faut bien préciser que c’est le cas depuis un certain temps. Les moyens mis en place par les autorités pour lutter contre l’insécurité dans le Sinaï ne sont absolument pas appropriés. Il n’est pas impossible non plus que cette instabilité fasse l’affaire de certains militaires, qui pourraient être impliqués dans différents trafics.
Mais ce qui est plus préoccupant, c’est que la violence terroriste pourrait s’exporter du Sinaï vers le reste du pays. Il y a une dizaine de jours, un poste de police de Mansoura (au nord du Caire, ndlr) a été attaqué. On peut imaginer que d’autres attaques contre les forces de sécurité aient lieu dans le reste du pays. Il y a aussi la possibilité d’attentats contre des décideurs politiques ou des personnalités dans le collimateur des islamistes.
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Propos receuillis par Benjamin Roger
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