Quand l’Afrique (du Sud) avait la bombe #2

Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. Il revient sur un épisode un peu oublié de la guerre froide, quand l’Afrique du Sud des Afrikaners a développé un programme nucléaire militaire, sous le régime raciste de l’apartheid. Deuxième partie d’une série en trois volets.

Explosion d’une bombe nucléaire française dans l’atoll de Moruroa, en 1971. © AFP

Explosion d’une bombe nucléaire française dans l’atoll de Moruroa, en 1971. © AFP

Publié le 11 juillet 2013 Lecture : 8 minutes.

Les Soviétiques, quant à eux, sont inquiets de l’avancement des travaux de l’Usine-Y ; ils n’ignorent pas que du PNE à l’arme nucléaire le chemin est court. D’après Deiter Gerhardt, officier de la marine de guerre sud-africaine qui espionne pour le compte de Moscou, l’URSS aurait sollicité une entrevue secrète avec des diplomates américains, en 1976, afin de discuter du problème. Parmi les solutions pour le résoudre, le Kremlin aurait proposé de frapper avec son aviation le chantier de Valindaba, tuant ainsi dans l’œuf l’ambition sud-africaine d’enrichir son uranium, et à terme, de concevoir une arme nucléaire.

Outre l’opposition américaine que l’on devine, l’Union soviétique aurait concrètement eu du mal à planifier une opération de ce type. Alors encore mal connus à l’Ouest, les modernes Tu-22M2 Backfire-B sont les seuls bombardiers avec un rayon d’action qui leur permet – sans ravitaillement en vol – de décoller de Luanda pour atteindre Pelindaba, à plus de 2 400 kilomètres de distance. L’aéroport de la capitale angolaise s’impose : sa piste est une des rares en Afrique – avec celui de Conakry – à être suffisamment longue pour accueillir les énormes Tu-95 Bear-D, ainsi que les Tu-22M2. Quant aux rapides et récents Su-24, ils ne sont pas encore équipés d’un système de ravitaillement en vol et l’Usine-Y est hors de leur portée.

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>> Lire le premier volet de la série "Quand l’Afrique (du Sud) avait la bombe"

Enfin, les chasseurs-bombardiers Su-17 sont à la fois incapables de voler aussi loin, ce même depuis les bases avancées de Menonge ou de Cuito Cuanavale et à la fois limités par leur charge offensive relativement faible. À quoi se serait ajouté toute la difficulté de déployer des bombardiers, jusqu’alors quasiment jamais vus par l’Ouest, sans trahir des intentions belliqueuses. Même avec des opérations de déception  réussies (sans le sens de tromper l’ennemi, ce que les russes appellent la Maskirovka), il aurait été difficile de ne pas mettre la puce à l’oreille de Pretoria et encore moins de Washington.

Quasiment irréalisable, la proposition russe n’aurait donc été qu’une manœuvre pour faire pression sur les États-Unis afin qu’ils bloquent, d’une manière ou d’une autre, les dangereuses velléités atomiques d’un encombrant allié. Pour calmer le jeu, ils prennent donc la décision qui leur paraît la plus judicieuse : ils ne fourniront plus de combustible pour les réacteurs SAFARI-1 et 2

Cosmos vigilant

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Démarche sans succès : Washington ne réussit pas à contraindre Pretoria à stopper ses activités nucléaires militaires ou considérées comme telles. Conscientes de cet échec, les autorités soviétiques surveillent de près la RSA. Probablement autant suspicieuses que bien renseignées, elles lancent un satellite de reconnaissance Zenit-2M, Cosmos 922 le 30 juin 1977, dont l’orbite passe curieusement au-dessus du désert du Kalahari… Puis, le 20 juillet, une fusée Soyuz arrache du sol de Baïkonour le Cosmos 932, de type Zenit-4MKM, qui, lui est manœuvrable. Entre le 22 et le 25 juillet il réalise des clichés du site de Vastrap. Le 02 août 1977, le satellite en fin de vie retombe sur terre ; les Soviétiques récupèrent l’imagerie obtenue et leurs analystes constatent l’existence du premier puits d’essai tandis que s’achève le forage d’un second. Il ne fait aucun doute que Pretoria est sur le point de tester son arme nucléaire. Leonid Brejnev, dirigeant de l’URSS ne l’admet pas et rend publique la découverte, via l’agence de presse officielle Tass.

Penauds, les Américains qui en savaient sans doute davantage qu’ils ne le disaient, ne peuvent que confirmer. Dès lors, la communauté internationale s’insurge et harcèle Pretoria. La France, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Louis de Guiringaud, menace le 22 août d’annuler le contrat de la construction d’une centrale nucléaire à Koeberg. Dans un premier temps, la RSA clame qu’il s’agit de tester un explosif nucléaire à vocation civile, mais face au tollé général, elle renonce finalement à l’essai. Malgré cette reculade, l’incident n’est pas sans conséquence : un nouvel embargo sur les armes à destination de l’Afrique du Sud est voté par l’ONU. Les États-Unis l’approuvent.

Au milieu des années 1980, le champ des recherches sera étendu aux technologies de l’implosion, du thermonucléaire et des missiles balistiques.

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Cette même année 1977, le docteur Neil Barnard, un scientifique, séide de P. W. Botha, rédige un article sur la stratégie de dissuasion des armes nucléaires. À la fin de celui-ci, il établit qu’elles sont un facteur de stabilisation dans un contexte international trouble, en conséquence de quoi, l’Afrique du Sud ne devrait pas s’en priver. Il ajoute en substance que leur acquisition ne changerait de toute manière pas grand chose au statut de paria dont souffre déjà le pays, précisant encore que « sans une solide puissance de base toute la diplomatie moderne est condamnée à l’échec ». Son analyse quant aux éventuels désavantages est évidemment imparable : difficile de faire pire en matière d’isolement, d’autant que le président américain Carter, qui a succédé à Ford, n’aime pas la politique intérieure de Pretoria et qu’en 1978, le Congrès prend des décisions quant au transfert d’équipement et de combustible nucléaire. Ces restrictions concernent au premier chef la RSA, ce aussi longtemps qu’elle n’aura pas signé le TNP.

Qu’à cela ne tienne ! Pretoria opte alors pour l’autosuffisance en matière de nucléaire. La responsabilité du programme d’explosifs nucléaires est transférée de l’agence nucléaire nationale à la branche aérospatiale de l’ARMSCOR. En 1981, un nouveau site, le « Kentron Circle » (« Cercle de Kentron », qui sera désigné par la suite « Advena ») sera construit à une quinzaine de kilomètres de Pelindaba/Valindaba. De plus, au milieu des années 1980, le champ des recherches sera étendu aux technologies de l’implosion, du thermonucléaire et des missiles balistiques.

Quant à la politique américaine, elle est gênée aux entournures par des nations qui ne sont pas décidées à délaisser un commerce lucratif. Puisque Pretoria a renoncé à son essai nucléaire, la France construit effectivement la centrale de Koeberg, au grand dam de Washington. Raymond Barre, alors Premier ministre explique avec un fatalisme cynique que les Sud-Africains ont déjà l’arme atomique et que les réacteurs n’ajoutent rien à celle-ci ! Par ailleurs, Pretoria contourne les interdictions et contrôles en profitant de lacunes dans les listes de matériels surveillés, s’adresse à des pays qui font preuve de souplesse, comme la Belgique ou encore l’Italie, récupère des données techniques publiques. La CIA ne manque pas de le constater et de le rapporter… Au bout du compte, fin 1978 – courant 1979, la RSA dispose de tout ce qui lui est nécessaire pour enrichir son uranium dans des conditions relativement satisfaisantes. Israël est toujours un partenaire privilégié, recevant de 50 à 600 tonnes d’uranium naturel (selon les sources) en contrepartie d’une aide technique ainsi que de tritium, qui permet de concevoir des bombes atomiques plus puissantes.

Vela 6911

Deux ans plus tard, un nouvel incident fait naître une controverse qui se poursuit aujourd’hui. Le 22 septembre 1979, un satellite américain d’alerte, le Vela 6911 enregistre un double éclair lumineux dans l’Atlantique Sud (ou l’océan Indien selon les sources). Conçu pour vérifier que l’URSS respecte le Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires (qui n’autorise que les essais souterrains), signé en 1963, les Vela fonctionnent au-delà de leur durée de vie estimée et sont donc obsolètes. Néanmoins, les faits sont là : les capteurs de l’une de ces antiquités de l’espace repèrent bel et bien ce qui caractérise en théorie un essai nucléaire. Trente ans plus tard, ceux qui étaient alors au pouvoir, ainsi que les militaires et scientifiques sud-africains nient toujours avoir testé une arme atomique. Pour certains, le satellite aurait été victime d’une météorite qui aurait provoqué une défaillance technique.

L’absence de radioactivité constatée par des avions de reconnaissance américain le corroborerait. Cependant, pour de nombreux scientifiques du Laboratoire de recherche navale (Naval Research Laboratory) et plus encore pour des responsables et analystes de la Defense Intelligence Agency  (DIA, service de renseignement militaire américain), les données enregistrées par le Vela 6911 sont celles d’une explosion nucléaire.

L’éventualité d’un test de la part de la RSA seule paraît peu plausible car Pretoria a pris du retard dans l’enrichissement de son uranium.

Difficile de faire la part des choses, d’autant que de nombreux documents sont toujours classifiés ou partiellement publics. Malgré tout, des responsables du renseignement qui ont eu accès à ces informations établissent à 80 ou 90 % la probabilité d’un essai nucléaire. Effectué par qui ? Les hypothèses sont nombreuses : l’Union soviétique, Israël, l’Afrique du Sud, Israël et l’Afrique du Sud… ? L’éventualité d’un test de la part de la RSA seule paraît peu plausible car Pretoria a pris du retard dans l’enrichissement de son uranium. Le premier test sud-africain du dispositif de fission, via la technique du canon, survient en laboratoire, en novembre 1979. Or, il lui faudrait davantage de temps pour assembler une bombe fonctionnelle. Restent alors Israël de son côté ou bien, en partenariat avec l’Afrique du Sud.

La nouvelle donne de l’élection de Ronald Reagan

Dans un mémorandum secret du 14 mai 1981 adressé à Washington, Pretoria indique qu’elle n’est pas fermée au TNP et qu’elle n’a effectué aucun essai significatif. En revanche, elle refuse de signer le fameux traité en raison de la situation régionale, des menaces qui pèsent sur le pays. Elle cite le risque que représentent l’Union soviétique et les pays qu’elle soutient dans la zone. Pretoria souligne aussi que la RSA n’a aucun espoir d’une quelconque aide des Nations unies en cas d’attaque de Cuba ou de l’URSS depuis l’Angola. De fait, elle ne veut pas adhérer à un traité qui témoignerait d’une faiblesse relative, permettant à ses agresseurs de ne pas trop se préoccuper des conséquences de menées hostiles envers le pays.

Il convient de noter qu’à cette date, Ronald Reagan succède à Jimmy Carter, battu aux élections. Déterminé à combattre le communisme et à réduire son influence partout dans le monde, le nouveau président est, fort logiquement, moins enclin à sanctionner un État qui s’est révélé être un môle en Afrique contre les « Rouges », même s’il lui faut tenir compte de son opinion publique, globalement très hostile à l’apartheid. Cependant, Reagan se révèle habile à ce sujet : il estime que sortir les Afrikaners de l’isolement diplomatique permettra de faire avancer les choses, tout en contribuant à protéger les intérêts stratégiques américains dans la région et en nuisant à ceux des Soviétiques. Mettre des bâtons dans les roues du programme nucléaire militaire sud-africain n’est donc plus à l’ordre du jour dans l’administration du cow-boy de Washington.

>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.

>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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