Bertrand Badie : « Nous croulons sous le poids des a priori concernant l’Iran »

Le 15 juin, le religieux Hassan Rohani a remporté, dès le premier tour, la présidentielle iranienne. Si en Occident, cette victoire est interprétée comme la victoire surprise d’un modéré face à des adversaires radicaux, Bertrand Badie, professeur de Relations internationales à Sciences-Po Paris, invite à plus de prudence dans la lecture de l’issue de ce scrutin. Interview.

Bertrand Badie. © Vincent Fournier pour J.A.

Bertrand Badie. © Vincent Fournier pour J.A.

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 24 juin 2013 Lecture : 5 minutes.

Liesse dans les rues de Téhéran, perplexité dans les chancelleries occidentales et surprise dans les médias internationaux : contre toute attente, la onzième présidentielle iranienne a vu le triomphe au premier tour du modéré Hassan Rohani quand tous attendaient la victoire d’un de ses adversaires radicaux. Bertrand Badie est professeur de Relations internationales à Sciences-Po Paris. Son père, iranien, s’est installé en France avant-guerre et a été décoré de la Légion d’honneur pour faits de résistance avant de se lancer dans la carrière diplomatique au service de la monarchie perse. Le fils avoue aujourd’hui un rapport très fort avec sa terre ancestrale. Il livre à Jeune Afrique son analyse d’une élection imprévue. 

Quelle a été votre réaction à l’annonce de ce résultat imprévu ?

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Je crois que le premier mot à employer est celui de prudence. D’une façon générale je trouve les commentateurs très imprudents. Imprudents dans la caricature : la manière dont le phénomène Ahmadinejad a été lu est excessive. L’homme avait des manières déplaisantes, provocatrices, et il avait sur certains points comme en matière de négationnisme des attitudes insupportables. Mais ce n’était pas le nul ou l’infame que d’aucuns décrivent aujourd’hui. C’était un homme qui avait d’abord une stratégie de rehaussement social des  franges les plus pauvres de la population ; dans ce sens-là, son bilan n’est pas tout à fait négligeable. C’est aussi un homme qui, dans la constellation de la République islamique, s’affichait comme un « séculier », donc en situation de concurrence avec les élites religieuses. Il aurait pu avoir avantage à dialoguer et à s’ouvrir à l’Occident. Mais celui-ci l’a rabroué, peut-être d’ailleurs autant que lui-même s’est refermé.

Ahmadinejad "avait des manières déplaisantes, provocatrices, et il avait sur certains points comme en matière de négationnisme des attitudes insupportables. Mais ce n’était pas le nul ou l’infame que d’aucuns décrivent aujourd’hui".

Alors finalement, Ahmadinejad ne serait pas si fantasque et Rohani pas si modéré ?

En effet, en contre-point, quand on s’emballe en Occident à propos des « réformateurs », on est un peu simpliste pour deux raisons. D’abord, l’Iran ne correspond pas à l’arithmétique ni à la grammaire parlementaire des démocraties occidentales. Il n’y a pas les conservateurs et les réformateurs à la même aune qu’il y aurait, aux États-Unis, les Républicains et les Démocrates ou, en France, le PS et l’UMP. Les postures sont beaucoup plus flexibles. On voit d’ailleurs des individus faire fortune dans le camp dit des réformateurs après avoir été des conservateurs. Tous s’inscrivent de toute façon dans le contexte global de la République islamique qui implique le respect d’une certaine quantité de points fixes, notamment en politique étrangère et en particulier sur le nucléaire.

Comment expliquer cette victoire surprise ?

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Hassan Rohani n’a pas fait n’importe quelle campagne électorale. Il a, soit par conviction, soit par tactique, choisi des objectifs critiques par rapport à la politique passée. Et il a surtout été porté par un mouvement social qui adhérait à ce discours novateur et critique. On peut donc faire le pari raisonnable que cet homme sera tenu par l’image qu’il a voulu donner de lui. Mais de là à considérer que cette élection présidentielle était la parfaite expression de la lutte du bien contre le mal, c’est absurde. J’ajouterais enfin une dernière remarque un peu perfide : on nous explique tour à tour que l’Iran est une dictature théocratique et qu’il en sort maintenant un homme en rupture avec le système politique. Je trouve étranges ces dictatures qui portent par élection au pouvoir des gens qui sont la négation de la politique menée jusque-là ! Proclamer élu au premier tour quelqu’un dont on se méfie a priori et qui obtient 50,7% des voix, c’est une façon de montrer qu’il y a une logique d’alternance qui réellement fonctionne. L’Iran n’est pas la Syrie, ni l’Égypte de Moubarak. Il faut savoir en tenir compte.

Pourquoi cette difficulté des Occidentaux à appréhender la scène politique iranienne ?

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Je crois que nous croulons sous le poids des a priori concernant l’Iran. Cela s’inscrit dans une vision plus large – qui me préoccupe beaucoup dans la diplomatie occidentale et en particulier la diplomatie française en ce moment – à savoir cette pratique récurrente de l’exclusion : dès que l’on comprend mal ou qu’on se méfie de tel ou tel acteur, on cherche à l’exclure. Même chose pour le Hezbollah, le Hamas et tout un tas de régimes. Ce n’est pas sain et cela mène à une diplomatie de la stigmatisation. On stigmatise d’abord et parfois on réfléchit ensuite…

Le deuxième round portera sur la capacité de Rohani de tenir ses promesses.

Cette élection est-elle susceptible de refermer la fracture politique de 2009 ?

C’est un peu tôt pour le dire. Le premier round vient de donner satisfaction à une population potentiellement rebelle. Le deuxième round portera sur la capacité de Rohani de tenir ses promesses, ce qui consiste en trois choses : primo, sa capacité de se définir par rapport au Guide, secondo la capacité de s’ouvrir aux Occidentaux sans se soumettre à leurs diktats et enfin la capacité de ranimer l’économie. Si Rohani manque ne serait-ce que l’un des trois de ces paris, il tombe. S’il est remis en coupe réglé par le Guide, il n’existera plus que comme une marionnette. Si les Occidentaux lui claquent la porte au nez, il y aura de quoi faire rire grassement tous les radicaux et s’il échoue en économie, il perdra sa base sociale.

Que sait-on vraiment de Rohani ?

Ce n’est pas un personnage de tout premier plan comme peuvent l’être Rafsandjani, ou même Khatami ou Moussavi. Il n’a pas de capital politique propre. Nous connaissons son passé de négociateur, au milieu des années 2000, c’est-à-dire à une période où l’Iran était plutôt conciliant. Absorbé par la crise irakienne, il espérait, à raison, retirer les bénéfices de l’invasion américaine. Il ne s’agissait de faire monter trop ostensiblement la tension contre lui. C’était une période où la question du nucléaire n’avait pas encore atteint ce stade d’acuité que nous lui connaissons aujourd’hui. Il était beaucoup plus facile d’apparaître alors comme un négociateur conciliant qu’au moment où Jalili a repris le dossier des négociations. Ce n’est pas du passé de Rohani qu’on tirera les informations qu’on cherche, mais du présent et de son attitude pendant la campagne électorale. Autre élément : c’est un homme qui, de notoriété publique, est assez proche du Guide et assez bien en cour. Mais il est difficile d’imaginer ce qu’il sera à l’avenir.

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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer

 

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