IIe Guerre mondiale : le sang des Africains (3e partie)
Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. Dans cette série en trois volets, il revient sur la participation des Africains aux combats de la seconde guerre mondiale. Troisième et dernière partie, de fin 1942 à 1945 : l’Afrique du Nord, l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche et pour finir, la Birmanie.
Avec la défaite de l’Axe dans les zones nord et est de l’Afrique, à la fin de 1942, de Gaulle s’impose comme chef politique et militaire de la France. L’Armée d’Afrique ainsi que les troupes coloniales noires, jusque là fidèles à Vichy, passent donc sous son autorité, rejoignant le noyau des Forces Françaises Libres. Cet apport permet enfin de donner un « volume » conséquent aux effectifs destinés à libérer la métropole, mais aussi l’Europe du joug nazi : de novembre 1942 au 1er mars 1945, l’AOF et l’AEF fournissent ainsi plus de 60 000 « coloniaux ».
Pour l’Armée d’Afrique, de 1943 à 1945 sont mobilisés 233 000 Marocains et Tunisiens, au moins 134 000 Algériens, ainsi que 170 000 Pieds-noirs, dont beaucoup de confession juive, ayant à cœur d’affronter les nazis. Les Africains représentent en moyenne 25 % des effectifs dans les divisions blindées, 30 % dans l’artillerie, 40 % dans le génie et les unités de soutien et 70 % dans l’infanterie. En revanche, seuls 2 % des officiers et 20 % des sous-officiers sont d’origine africaine ; pour illustration, la 3e DIA en juin 1943 se compose de 554 officiers européens et 15 musulmans (environ 3 %), 1 520 sous-officiers européens et 273 musulmans (environ 15 %) et 7 415 fantassins dont 61 % sont musulmans.
>> Le deuxième volet : la guerre du désert, la reconquête de l’Éthiopie, Madagascar…
Avec la réorganisation et le réarmement des forces françaises, la France constitue de nombreuses grandes unités africaines : La 2e Division d’Infanterie Marocaine (2e DIM), la 3e Division d’Infanterie algérienne (3e DIA), la 4e Division Marocaine de Montagne (4e DMM), la 9e Division d’Infanterie Coloniale (9e DIC), tandis que les divisions blindées (1ère, 2e et 5e) intègrent des unités africaines : régiments de Chasseurs d’Afrique, Régiment de Marche du Tchad, 1er Régiment de Marche de Spahis Marocains, régiments d’artillerie coloniale…
Folle bravoure
Elles combattent tout d’abord en Italie (à partir de juin 1943), libèrent l’île d’Elbe, la Corse. Dans la péninsule italienne, la 3e DIA s’illustre lors de la bataille du Belvédère (janvier-février 1944), puis, en compagnie de la 4e DMM dans la tête de pont du Garigliano à partir de laquelle est lancée l’offensive qui contraint les Allemands à évacuer le verrou de Cassino, et ainsi, d’ouvrir la porte de Rome. Les combats sont extrêmement durs, comme en témoignent par exemple les pertes subies par le 4e Régiment de Tirailleurs Tunisiens (4e RTT) qui combat pour la prise du Belvédère : son colonel, ses chefs de compagnies, 160 sous-officiers, 1 200 caporaux et hommes du rang…
Après l’été durant lequel les Alliés poursuivent les forces allemandes en retraite, l’hiver, la fatigue et le raidissement de la résistance allemande viennent ralentir la progression. Débutent alors les meurtrières batailles de l’Est de la France. Toutefois, anéanties par les Soviétiques à l’est, après l’échec de la bataille des Ardennes à l’ouest, les forces d’Hitler s’effondrent. Les Africains de l’armée française, avec leurs unités, prennent pied en Allemagne et en Autriche. Surviennent le suicide d’Hitler et le 08 mai 1945 qui marque la fin des hostilités à l’Ouest. La notion de « patriotisme » envers la France est souvent étrangère aux « colonisés » : nombreux sont ceux qui aspirent à la gloire pour enfin exister dans une mécanique administrative inique – avec parfois en perspective de réelles volontés d’indépendance -, d’autres considèrent leur engagement comme une manière de découvrir le monde, de s’éloigner des contraintes traditionnelles, voire des obligations familiales.
L’antinazisme n’est pas non plus à négliger, notamment pour les « coloniaux » qui n’ignorent pas l’idéologie raciale de l’Allemagne hitlérienne, les exécutions de tirailleurs en 1940. Par ailleurs, la camaraderie et l’esprit de corps ne sont pas les moindres des motivations de ces soldats : bien commandés, par des chefs attentifs, connaissant leurs besoins, leur psychologie, ils réalisaient des actes d’une folle bravoure. Enfin, le patriotisme existe également : comment percevoir autrement les tirailleurs qui s’évadent de leur camp, situés en zone nord (les Allemands n’en veulent pas sur le sol…) pour rejoindre des maquis comme celui du Vercors, ainsi que dans des maquis de 38 départements, pour s’y battre ?
>> Lire aussi Tierno Monenembo : « La France n’a jamais reconnu ses héros noirs »
>> Un extrait du Terroriste noir de Monenembo
De fait, s’il ne peut être question de patriotisme pour tous, beaucoup étaient fidèles à la France via leurs chefs. Leurs espérances quant à l’idée « d’exister » dans le système colonial seront déçues, conduisant à des violences, comme à Thiaroye en 1948, et à la généralisation des revendications anti-coloniales. Pourtant, la loyauté de ces combattants envers l’armée française (plus qu’envers la France) durera encore quelques années, notamment en Indochine. La reconnaissance nationale n’est il est vrai pas totalement absente : par exemple, le 18 juin 1945, le sultan du Maroc est nommé Compagnon de la Libération.
Entre 1943 et 1945, environ 10 000 Algériens sont tués, 18 300 Marocains et Tunisiens, 12 000 pieds-noirs et 4 007 "coloniaux".
Enfin, il faut tordre le cou à deux idées reçues. D’une part, les troupes nord-africaines et en particulier marocaines ne portent pas la responsabilité des exactions commises à l’encontre des populations italiennes et allemandes et, d’autre part, les Africains n’ont pas servi de « chair à canon » à l’armée française entre 1943 et 1945. Concernant le premier mythe, il est vrai que pillages et viols ont existé, en particulier en Italie. Cependant, les archives démontrent que ces affaires sont prises en compte par la justice militaire et sanctionnées. Pour Jean-Christophe Notin, chercheur de qualité, les Marocains ont ainsi servi de coupables idéals, aussi bien par manque de discernement des journalistes qui rapportaient ces exactions qu’en raison de la propagande de l’Axe dont l’intérêt était de dénigrer une armée française « colorée »…
Si les goumiers marocains et les tirailleurs algériens ou tunisiens étaient de rudes soldats, pas toujours en adéquation avec la Convention de Genève, certes, ils n’étaient pas tous des violeurs et des pillards, loin de là. À propos des pertes, entre 1943 et 1945, environ 10 000 Algériens sont tués, ainsi que 18 300 Marocains et Tunisiens, ce qui représente environ 6 % de leurs effectifs ; pour les pieds-noirs, 12 000 hommes sont tués, soit 10 % d’entre eux ; les « coloniaux », eux, perdent 4 007 hommes, soit 5 % du total de leurs effectifs engagés, quant aux Français de métropole, ils comptent 40 000 morts, soit 6 %…
Pour être honnête, il convient de remarquer qu’une partie des pertes de la 1ère Armée, qui regroupe les unités de l’Armée d’Afrique et coloniales, sont concentrées sur un court laps de temps : d’août à décembre 1944, avec un total de 9 237 morts, dont 3 620 Nord-Africains, ce qui engendre une usure des troupes, une importante baisse de moral, ainsi que des tensions fortes entre ces unités et les Forces françaises de l’intérieur (FFI, mouvements de résistance unifiés) qui viennent les remplacer.
Reste que sur la période de 1943 à 1945, l’idée véhiculée depuis quelques années, selon laquelle la France aurait « économisé » ses ressortissants aux dépends de l’Armée d’Afrique et des « coloniaux » se révèle absurde ; elle ne repose sur aucune réalité chiffrée : Nord-Africains, pieds-noirs, Subsahariens, Français de métropole paient tous un lourd tribut pour la libération de la France et la chute de l’Allemagne nazie. À noter enfin que, tout au long du conflit, musulmans, juifs, Marocains, Algériens, Blancs, Noirs se sont battus côte à côte (deux des trois brigades de Spahis de 1940 intégrant un régiment de spahis marocains avec un régiment de spahis algériens…).
La jungle de Birmanie
Ce 8 mai 1945, l’Allemagne capitule en Europe. Mais en Asie, le conflit n’a fait que s’amplifier depuis l’entrée en guerre des États-Unis suite à l’attaque des Japonais sur Pearl Harbor, le 07 décembre 1941. Dans la foulée de Pearl Harbor, les forces terrestres et aéronavales de l’Empire du Soleil levant déferlent sur le Pacifique et l’océan Indien. Les Britanniques perdent la Malaisie, puis Singapour, l’Inde est menacée. Les Anglais parviennent à arrêter l’avancée nipponne en Birmanie en s’appuyant sur la péninsule indienne. Ce théâtre d’opération devient un des plus meurtriers de la Seconde Guerre Mondiale : plus de la moitié des Japonais qui y sont déployés ne rentreront jamais chez eux.
Pour les affronter, la Couronne britannique engage des forces d’origine diverses : Indiens, Népalais et… Africains. Elle estime que ces derniers seront à l’aise dans les jungles hostiles, d’autant que, avec la « capacité » de porteurs qui est réputée la leur, ils seraient en mesure de transporter leur ravitaillement avec eux mieux que n’importe quelle autre unité…
Des Africains de l’Ouest de la 81e Division, ici en Birmanie, en 1944.
© Imperial War Museum
Les troupes africaines en Birmanie, dont des vétérans de la reconquête de l’Éthiopie, sont organisées en trois grandes unités : la 11e Division (Afrique de l’Est), la 81e Division et la 82e Division (Afrique de l’Ouest). La première est mise sur pied en en mai 1943, avec des bataillons d’Ouganda, du Nysasaland, du Kenya, du Tanganyika et de Rhodésie. Elle est expédiée à Ceylan (actuel Sri Lanka) en juin 1943 afin d’y parer à une possible et redoutée invasion japonaise, puis en Inde avant de gagner la Birmanie. La 81e est créée le 1er mars 1943, elle se compose d’hommes du Nigeria, de la Gold Coast (actuel Ghana), de Sierra Leone et de Gambie. Elle est envoyée en Inde en août 1943, tandis qu’est créée la 82e.
Le voyage demande six semaines au cours desquels il faut d’abord dompter le mal de mer, vivre dans des conditions de promiscuité… Et il y a la menace d’éventuels sous-marins japonais… À l’arrivée, les Africains sont surpris de ce qu’ils découvrent, puis de la jungle, dense, voire impénétrable, qui ne ressemble en rien à celle qu’ils connaissent, quand ils en connaissent une. Dans la moiteur étouffante de cet enfer vert, sous un déluge d’eau pendant les moussons, victimes des maladies tropicales, avec un approvisionnement insuffisant, pataugeant dans les rizières ou grimpant des reliefs gluants, parfois terrorisés par des superstitions qui font vivre dans les forêts de terribles esprits vengeurs et confrontés à un impitoyable ennemi, les Africains de l’Est et de l’Ouest de ces trois divisions vont devenir parmi les meilleurs combattants de la Seconde Guerre Mondiale, des soldats d’élite que l’Histoire a cependant par trop oubliés.
En dépit de quelques exceptions, notamment lorsque les Britanniques essaient de placer des Rhodésiens blancs à la tête d’Africains noirs, ces derniers apprécient leurs chefs, qu’ils estiment justes et valeureux. Mais les combats et les maladies provoquent des hécatombes ; les sous-officiers est et ouest-africains prennent alors la tête des groupes de combat, des sections. Ils font alors preuve d’un grand sens tactique, d’une pugnacité, d’une endurance hors du commun. Lors d’interrogatoires, quelques rares prisonniers nippons expliquent que les Africains, qui les impressionnent par leur musculature, sont les meilleurs combattants en jungle qui leur ont été donné d’affronter.
La grenade est leur arme favorite
Leur valeur fait que la 3e Brigade, appartenant à la 81e Division, est attachée aux Chindits, une force aérotransportable qui regroupe des Britanniques, des Népalais et des Indiens, dont les éléments sont déposés notamment par planeurs sur les arrières des Japonais, afin d’opérer contre ceux-ci depuis des bases implantées derrière le front ennemi. Chargée de servir d’unité de garnison de la base « ville blanche » au profit des Chindits, les hommes de la 3e Brigade tiennent bon face aux Japonais qui s’infiltrent dans les positions, aux balles des snipers, aux pilonnages de l’artillerie, et aux assauts, durant l’opération Thuesday.
Ailleurs, les « Burma Boys » comme sont surnommés les Africains de Birmanie, démontrent la même redoutable efficacité. Plus que la baïonnette, la grenade est leur arme « favorite ». La 11e Division progresse dans la vallée de Kabaw, que les hommes appellent « Death Valley » en raison des Japonais et des maladies… Ses éléments surprennent les Japonais et les Africains sont les premiers soldats alliés à franchir le fleuve Chindwin. À la fin de la guerre, plus de 50 000 soldats africains sont morts au service de l’empire britannique. Comme les soldats de l’Armée d’Afrique et les « coloniaux » français, ils connaîtront la déconvenue au lendemain de la guerre, leurs actions héroïques s’effaçant bien trop vite des mémoires.
En guise de conclusion, un chiffre qui parle plus que tout commentaire : plus d’un million trois cent mille soldats africains se sont battus durant la Seconde Guerre Mondiale. Pour la France, la Belgique, l’Italie, la Grande-Bretagne. La plupart des vétérans sont aujourd’hui morts, mais les sacrifices de ceux qui se sont battus contre le nazisme ou le fascisme, ou qui ont été contraints de les servir méritent que l’on se souvienne d’eux…
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>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard
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