Cannes 2013 : Abdellatif Kechiche remporte la Palme d’or avec « La vie d’Adèle »
En remportant la Palme d’or du Festival de Cannes avec ses deux actrices pour son film La vie d’Adèle, ce dimanche 26 mai, le réalisateur Abdellatif Kechiche entre au sein du club des plus grands hommes de cinéma français. Retour sur le parcours d’un acteur tunisien rebelle et hors norme.
(Mis à jour à 22 h00)
De mémoire de vieux routier du festival de Cannes, on avait rarement vu une « standing ovation » aussi prolongée et aussi émue que celle qui a suivi la projection de « La vie d’Adèle : chapitre 1 & 2 » du réalisateur franco-tunisien Abdellatif Kechiche. Un film particulièrement remarquable qui, comme beaucoup de critiques l’avaient prédit dès sa projection, a emporté la Palme d’or du jury présidé par l’Américain Steven Spielberg. Le long-métrage restera l’un des grands événements cette 66e session, qui s’est tenue du 15 au 26 mai. Et c’est un fait exceptionnel, comme l’a souligné Spielberg, que de décerner à un réalisateur "et ses deux actrices", Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, une Palme d’or.
Abdellatif Kechiche représente un cas unique est presque miraculeux d’acteur maghrébin autrefois confiné dans de petits rôles et qui, après être passé derrière la caméra, devient un réalisateur majeur qui bouleverse et rénove le cinéma français. Lors de la remise du prix, il a d’ailleurs tenu à saluer « la belle jeunesse de France », mais aussi à dédier sa Palme à « une autre jeunesse pour un acte extraordinaire qui s’est passé il y a peu de temps, la révolution tunisienne, et leur aspiration à eux aussi à vivre librement, s’exprimer librement et aimer librement. »
Né en 1960 à Tunis, Abdellatif Kechiche a débarqué à Nice à l’âge de six ans, avec ses parents travailleurs immigrés. Passionné de théâtre, il prend des cours de comédie et développe une fascination pour l’œuvre de Marivaux, dramaturge du 18è siècle qu’il mettra souvent en scène dans ses propres films.
Mais il n’est pas facile pour le fils d’un peintre en bâtiment tunisien de percer le fameux « plafond de verre » que décrit la réalisatrice origine algérienne Yamina Benguigui (aujourd’hui ministre de la Francophonie dans le gouvernement français) dans le documentaire du même nom. La difficulté d’accéder aux cercles de pouvoir se réplique dans le monde du cinéma et les Maghrébins ne décrochent bien souvent que des rôles de marginaux ou de rebelles. Kechiche n’y échappera pas dans la première moitié de sa carrière. Son personnage le plus notoire sera celui d’un gigolo homosexuel dans « Les innocents » (1987) d’André Téchiné, aux côtés de Sandrine Bonnaire et de Jean-Claude Brialy.
Seuls des réalisateurs maghrébins (l’Algérien Abdelkrim Bahloul puis les Tunisiens Nouri Bouzid et Ridha Béhi) lui offriront des premiers rôles, notamment dans « Bezness » (1992) et « La boîte magique » (2002), tournés dans son pays natal. En France, il continue – au théâtre comme au cinéma – à vivre quotidiennement l’ostracisme. Ce rejet insidieux, il parviendra ensuite à le décrire, sans tomber dans la dénonciation ou l’amertume, dans ses trois premiers films : « La Faute à Voltaire », « L’Esquive » et « La Graine et le mulet ». On lui découvre alors une incroyable capacité à faire exploser la vie à l’écran, avec un naturel et un degré d’émotion qu’on ne voyait plus dans le cinéma français depuis des décennies.
Les récompenses pleuvent : un Lion d’or de la meilleure première œuvre à Venise pour « La Faute à Voltaire » (2000), un record de cinq Césars successifs (dont le meilleur film français de l’année 2005) pour les deux autres films. Deux fois, ses oeuvres ont permis aux jeunes actrices principales de décrocher le César du meilleur espoir féminin (Sarah Forestier pour « L’Esquive » et Hafsia Herzi pour « La Graine et le mulet »), un sort enviable qui attend probablement la jeune Adèle Exarchopoulos cette année. Au milieu des années 2000, Abdellatif Kechiche est ainsi reconnu comme un formidable directeur d’acteurs et un grand découvreur de talents.
Et pourtant ce succès est loin de griser cet écorché vif. Kechiche le perfectionniste reste toujours insatisfait, cherchant à pousser dans ses derniers retranchements un cinéma qu’il veut réaliste. Cette volonté de faire revivre à l’écran une émotion toujours plus vraie et plus forte a cependant un prix : la longueur du tournage et la longueur finale de ses films.
Pour « La vie d’Adèle », il récupère près de 750 heures de rush pour terminer, au montage final, avec un film de trois heures. Le spectateur ne décroche cependant jamais, pris à la gorge par la beauté du traitement. On en vient même à oublier qu’il s’agit du sujet osé d’un coup de foudre amoureux et charnel entre deux jeunes femmes, pour ne retenir que la puissance de l’expression de leur amour, du déchirement au manque.
L’une des clés de l’univers de ce réalisateur passionnel, souvent colérique, éternel rebelle, réside peut-être dans une scène d’« Adèle ». Lorsque l’héroïne du film révèle à son amante que son prénom signifie « justice » en langue arabe, on ne peut s’empêcher d’y voir celle qui a toujours manqué à ce Tunisien : le refus d’un traitement équitable par les institutions pour un enfant débarqué de l’autre côté de la Méditerranée.
D’où peut-être sa quête, à travers le cinéma, d’une vérité et d’une humanité qui seraient enfouies derrière les masques et les apparences, pour retrouver une petite lueur d’espoir, comme un baume temporaire aux blessures d’une jeunesse malmenée. Lors des cérémonies – et elles sont désormais nombreuses à l’avoir honoré -, Abdellatif Kechiche reste toujours les yeux baissés, comme submergé par l’émotion d’avoir atteint un petit quelque chose de ce qu’il désire communiquer au public.
Il demeurera, comme beaucoup des grands de l’histoire du cinéma, un homme blessé, un créateur solitaire, un « étranger » – dans tous les sens du terme – à « l’establishment » du cinéma français, qui l’acclame pourtant, et dont il est devenu l’un des plus grands auteurs, tout en demeurant à jamais… inassimilable.
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Par Ferid Boughedir
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