IIe guerre mondiale : le sang des Africains (1ère partie)

Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. Dans cette série en trois volets, il revient sur la participation des Africains aux combats de la seconde guerre mondiale. Première partie, de 1935 à 1940 : les campagnes d’Éthiopie, d’Espagne, de Libye et de France.

L’armée d’Afrique défile le 14 juillet 1939 sur les Champs Élysées, à Paris. © Ina

L’armée d’Afrique défile le 14 juillet 1939 sur les Champs Élysées, à Paris. © Ina

Publié le 14 mai 2013 Lecture : 8 minutes.

Du 3 septembre 1939 au 2 septembre 1945, la planète s’affronte dans un titanesque combat entre pays, entre continents, entre idéologies. Le 8 mai 1945 ne constitue qu’une étape vers la fin du conflit, avec la capitulation de l’Allemagne et des irréductibles de toutes nationalités qui se battent toujours au profit du régime nazi. Il faudra encore attendre l’usage des armes atomiques sur les villes nippones d’Hiroshima et de Nagasaki pour accélérer la reddition du Japon, le 2 septembre 1945. Reste qu’il s’agit d’une étape cruciale car c’est l’Allemagne qui déclenche cette tornade de feu, d’acier et de sang qui va ravager le monde durant six interminables années.

Tornade dont les nuages commencent d’ailleurs à s’amonceler bien avant : de l’élection d’Adolph Hitler en 1933, en Allemagne aux coups de forces et guerres qui surviennent comme les premières gouttes d’eau de la tempête : annexion de l’Autriche, du territoire des Sudètes, mais aussi, guerre d’Espagne en 1936, guerre sino-japonaise en 1937, guerre soviéto-japonaise en 1939… Ce maelström et ses prémices n’épargneront pas l’Afrique : de l’invasion de l’empire éthiopien en 1935 aux jungles de Birmanie en 1945, le sang des Africains rougira la poussière et la boue, dans un camp ou dans l’autre. Aujourd’hui, il a été bu par la terre, en dépit de quelques ouvrages, de quelques articles, de quelques documentaires, qui se sont estompés dans nos mémoires. De 1935 à 1945, des soldats du continent africains se sont battus, parfois médiocrement mais souvent vaillamment, et sont morts pour ce en quoi ils croyaient, ou par contrainte, voire encore par opportunisme…

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Éthiopie, Espagne, les prémices de la guerre

À la tête du gouvernement italien depuis 1922, Benito Mussolini a pour ambition de restaurer la grandeur passée de l’Italie, de lui redonner un empire digne de son passé grâce à des conquêtes coloniales. Une des rares nations africaines à ne pas être sous le contrôle d’un État européen, l’Éthiopie constitue donc une proie toute désignée pour le Duce. Le 03 octobre 1935, les Italiens et leurs troupes auxiliaires érythréennes, somalies et libyennes envahissent le pays que dirige le négus – l’empereur – Hailé Sélassié. Ce dernier a bien entrepris de réformer l’outil militaire éthiopien, mais cet effort fragilise justement l’armée, en pleine transition entre féodalisme et modernisme.

Sur les quelques 500 000 hommes que compte plus ou moins la troupe (jusqu’à 800 000, voire un million selon les sources), il n’y a qu’environ 100 000 véritables combattants, disposant de 50 à 60 000 fusils modernes, 125 mitrailleuses et une aviation anecdotique (11 aéroplanes dépassés)… À l’exception des 5 000 hommes (jusqu’à 15 000 selon les sources) de la Garde impériale entraînés « à l’européenne », le reste s’en remet à des tactiques rudimentaires, suicidaires face à la puissance de feu italienne.

À l’issue de la reconquête, cinq ans plus tard, les pertes éthiopiennes seront estimées entre 300 000 et un million de morts, avec l’estimation médiane de 600 000 tués.

Les instructeurs suisses, belges, suédois, turcs et la formation de quelques officiers éthiopiens à la prestigieuse école militaire française de Saint-Cyr ne changent rien : les chefs éthiopiens répugnent à l’usage des fortifications de campagne, à la guérilla, ne connaissent rien aux règles de sécurité dans leurs communications, à la guerre moderne… Ils sont écrasés sous le déluge de balles des mitrailleuses, sous l’avalanche de bombes, 15 à 50 000 meurent dans d’atroces souffrances, victimes des obus et des bombes chimiques utilisés lors d’au moins dix-sept batailles.

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Pourtant, Ils apprennent à combattre les tankettes de leur adversaire, mal conçues, leurs canons automatiques Oerlikon de 20 mm abattent de nombreux italiens. Le négus lui même combat en première ligne. Mais le 05 mai 1936, les fascistes sont à Adis Abeba. Officiellement, l’Éthiopie est italienne. Officieusement, la guérilla prend de l’ampleur et, dans les faits, les Italiens ne contrôlent que les grandes villes et localités. À l’issue de la reconquête, cinq ans plus tard, les pertes éthiopiennes seront estimées entre 300 000 et un million de morts, avec l’estimation médiane de 600 000 tués.

Deux mois plus tard, le 17 juillet 1936, éclate la guerre d’Espagne. Ceux qui s’opposent au gouvernement républicain sur le continent européen sont rejoints à partir du 05 août par des unités de l’armée espagnole, stationnées au Maroc, que commande le général Franco. Via un pont aérien et par mer, elles renforcent ainsi les nationalistes aussi bien avec des éléments de la Légion espagnole qu’avec dix tabors (demi-bataillons) de Regulares, d’origine berbère. Pour remplacer ces troupes dans leur garnison, le gouverneur marocain met à la disposition de Franco sa gendarmerie, la Mehalla. Plus de 60 000 Regulares prendront part à la guerre civile dans la péninsule ibérique, où ils gagneront un statut de troupes de choc.

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Revenons en Libye avec les Italiens : ceux-ci créent ce qui est de toute évidence la première unité aéroportée africaine, avec le Bataillon Parachutiste d’Entraînement « Infanterie de l’Air », le 22 mars 1938, suivi de la création d’un second bataillon en avril 1939, ce qui permet l’organisation d’un régiment, rapidement dissout. Il n’aligne que 50 officiers italiens et 300 « fantassins de l’air » libyens. Ils disparaissent dans la tourmente de la guerre du désert, un an plus tard.

La campagne de France

Son vaste empire colonial donne à la France des ressources matérielles considérables ainsi qu’un atout démographique qui lui permet de compenser une population allemande plus nombreuse que celle de la métropole au début du 20e siècle, d’atténuer la saignée subie lors des terribles batailles de 1914-1918. De fait, lorsque l’invasion de la Pologne par l’Allemagne hitlérienne amène les Alliés à entrer en guerre, la France mobilise aussitôt dans toutes ses colonies et protectorats. En Afrique Occidentale Française (AOF) – qui comprend la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan Français (Mali actuel), la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Niger, la Haute Volta (Burkina Faso actuel) et le Dahomey (Bénin actuel) – et en Afrique Equatoriale Française (AEF) – les possessions françaises au-delà du fleuve Congo jusqu’au Sahara -, elle rassemble ainsi 100 000 hommes.

Pour une bonne compréhension de ce qu’est la « force africaine » française, il convient de préciser quelques termes : l’Armée d’Afrique comprend l’ensemble des unités du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie), tandis que la dénomination de « tirailleurs sénégalais » fait en réalité référence à l’ensemble des soldats noirs d’AOF et d’AEF, ainsi qu’à ceux de Madagascar. Les « tirailleurs sénégalais » appartiennent aux troupes coloniales, et non à l’Armée d’Afrique, entité bien distincte. En mars 1940, les soldats de l’Armée d’Afrique déployés en France sont au nombre de 340 000 hommes, auxquels s’ajoutent 93 000 Français d’Afrique du Nord, tandis que les Africains des troupes coloniales sont au nombre de 79 000 (dont 10 500 Malgaches).

Des Africains de l’Ouest de la 81e Division, ici en Birmanie, en 1944.

© Imperial War Museum

Le 10 mai 1940, l’Allemagne attaque à l’Ouest. Contrairement à une idée reçue encore bien prégnante aujourd’hui, l’armée française se bat bien, et parfois très bien, mettant en difficulté les Allemands, comme à Stonne, ou encore, sur la Somme. Soldats de l’Armée d’Afrique et tirailleurs sénégalais participent à ces affrontements ; ils y font preuve d’une grande bravoure, dans des conditions difficiles, face à un adversaire qui a « une guerre d’avance ». Alors que tout le dispositif français s’effondre, les unités luttent sans grande concertation les unes avec les autres : les voies de communication sont attaquées par les Stuka, les cartes et les radios manquent, les régiments et les bataillons sont débordés par les éléments motorisés ennemis, attaqués par l’infanterie qui suit. Dans ce chaos, s’illustrent les trois brigades de spahis algériens et marocains dès le début de l’offensive : la 3e Brigade perd 600 hommes en quelques heures, à La Horgne, dans les Ardennes face aux chars de la 1ère Panzerdivision. À Gembloux, les éléments de la 1ère Division Marocaine (1ère DIM) contribuent à arrêter les chars allemands, sur la Dyle, la 2e Division d’Infanterie Nord Africaine (2e DINA) avec ses zouaves et ses tirailleurs algériens stoppe l’avance allemande sur la gauche de la 1ère DIM.

Fait prisonnier, capitaine Charles N’tchoré, originaire du Gabon, vétéran de 1914-1918, revendique d’être traité comme l’officier qu’il est : un soldat de la Wehrmacht l’abat.

Tant bien que mal, les autorités militaires françaises tentent de reconstituer une ligne de front sur la Somme après la percée allemande de Sedan. Une fois encore, l’Armée d’Afrique est de la partie, avec les troupes coloniales : malgré la pression allemande, les 4e, 5e et 7e Division Coloniales (4e, 5e et 7e DIC) se déploient alors que l’aviation française fait de son mieux pour appuyer les unités au sol, en donnant la chasse aux appareils de Luftwaffe, en bombardant les concentrations adverses. Le 24 mai, la 7e DIC se lance à l’assaut en direction d’Amiens. Si la ville n’est pas reprise, les tirailleurs contraignent les Allemands à reculer. Et s’ils subissent de lourdes pertes, les Allemands ne sont pas épargnés. Le 22e Régiment d’Infanterie Coloniale (22e RIC) est attaché à la 4e Division Cuirassée de Réserve (4e DCR), division blindée que commande de Gaulle, nommé général depuis peu, et participe au début de victoire lors de la bataille d’Abbeville…

Cette bravoure, les coloniaux la paient cher : préfigurant ce que seront les assassinats de prisonniers soviétiques sur le front est, les Allemands n’hésitent pas, à de nombreuses reprises, à exécuter les « tirailleurs sénégalais » qui se sont rendus, ainsi que les officiers français qui s’interposent. Le capitaine Charles N’tchoré, originaire du Gabon, vétéran de 1914-1918, se bat au sein du 53e RICMS sur la Somme. Fait prisonnier, il revendique d’être traité comme l’officier qu’il est : un soldat de la Wehrmacht l’abat. Le même jour, son fils, qui appartient au 22e RIC est lui aussi tué sur la Somme. Dans les environs de Lyon, environ 150 tirailleurs sénégalais sont exécutés.

Les auteurs de ces crimes sont à la fois formatés par une propagande née de la présence de Sénégalais parmi les troupes d’occupation de la Rhénanie, ainsi que par l’idéologie raciste nazie. En outre, les Allemands sont furieux que des « nègres » parviennent à les arrêter, mais aussi, à leur infliger des pertes sensibles. Selon les sources et les historiens de 1 500 à 5 000 tirailleurs sénégalais ont ainsi été assassinés (3 000 étant le cas de figure le plus probable, nombre avancé par l’historien américain Scheck)… Quant aux pertes totales, sur environ 100 000 militaires tués lors de la campagne de France, 5 400 Marocains et Tunisiens, 2 600 Algériens ont perdu la vie, ainsi que 2 700 Pieds-noirs et au moins 17 500 « coloniaux »…

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>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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