Somalie : la résolution 2093, un test pour le gouvernement fédéral

Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.

Publié le 17 avril 2013 Lecture : 6 minutes.

1991… Alors que la guerre civile contamine le pays depuis déjà plusieurs mois, le général Mohammed Farah Aideed s’empare de Mogadiscio, contraignant le président Siad Barre à l’exil. L’affrontement entre factions rivales ne cesse pas pour autant : les alliances se font et se défont au rythme des intérêts, tandis que la capitale est engloutie par le chaos. Dans ses rues, les clans s’opposent : rafales de mitrailleuses lourdes et obus de canons sans-recul montés sur des véhicules tuent aveuglément, réduisent en miettes les bâtiments. Toute une population prise en otage souffre, subit la famine, les crimes des uns et des autres, voit ses enfants brandir des Kalachnikov et défourailler en riant. C’est dans ce contexte apocalyptique que l’ONU vote la résolution 733, du 23 janvier 1992, qui décrète un « embargo total » sur les armes à destination de la Somalie.

Vingt et un an et de nombreuses autres résolutions plus tard, la guerre civile ne veut toujours pas libérer cette région de l’est de l’Afrique ; les civils continuent de payer le prix fort, comme en témoigne l’opération suicide des shebabs sur Mogadiscio, le 14 avril 2013. Les protagonistes ont changé, ont adopté la religion comme prétexte pour tout dévaster et le sang coule toujours. Pour tenter de reconstruire une nation en ruines, de nombreux membres de la communauté internationale tentent de bâtir les fondations d’une armée somalienne suffisamment solide, par exemple via la mission de formation sous l’égide de l’Union européenne. Un jour, cette armée devra être capable de faire face aux dangers multiples qui pèsent sur une entité fédérale pour l’heure chétive. À ce titre, le Conseil de sécurité vote la résolution 2093, le 06 mars 2013. Passée relativement inaperçue, elle représente pourtant une évolution importante depuis la résolution 733, ainsi qu’une étape marquante dans le redressement d’un État à peine sorti de la « faillite », avec une reconnaissance implicite de sa souveraineté.

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Continuité

Cette résolution précise, d’une part, que la mission des Nations unies en Somalie (Amisom) est prolongée jusqu’au 28 février 2014 et, d’autre part, elle lève partiellement l’embargo sur les armes au profit des autorités fédérales (ne sont donc pas concernés les territoires du Puntland et du Somaliland, ni les éventuels groupes ou milices qui pourraient s’allier au gouvernement). Cette décision s’inscrit dans la continuité du vote de deux autres résolutions en 2007, les n°1744 et n°1772, qui stipulaient que l’embargo ne concernait pas les équipements – armes comprises – et les missions d’assistance militaire (soutien technique, formation…) destinées à l’Amisom, tandis qu’elles autorisaient la fourniture de matériel aux institutions de sécurité du gouvernement fédéral (Somali Federal Government, SFG), sous réserve que l’ONU ne rejette pas les demandes formulées par ce dernier.

Avec la résolution 2093, l’ONU reconnaît que le SFG « a la responsabilité de protéger ses citoyens et de mettre en place ses propres forces de sécurité nationale », qu’il est raisonnable qu’il reçoive les moyens idoines pour assumer cette responsabilité. Désormais, les autorités peuvent acheter ce qui est nécessaire pour leur armée et la police, sans attendre de réponse favorable des Nations unies, avec toutefois des restrictions significatives : si les armes légères, les lance-roquettes antichars, les mitrailleuses d’un calibre inférieur à 12,7 mm ainsi que les mortiers d’un calibre inférieur à 100 mm figurent dans la liste des armes autorisées, les systèmes de visée avec capacité nocturne, les missiles antichars et antiaériens en sont exclus, de même que les armes lourdes tels que blindés ou pièces d’artillerie.

Le Président somalien, Hassan Sheikh Mohamoud, qui a sollicité la levée de l’embargo estime que ces matériels sont indispensables pour renforcer la valeur des six brigades, regroupant de 11 000 à 18 000 hommes (selon les sources) et de son unité spéciale d’environ 300 hommes qu’aligne le pays, alors même que les groupes et milices jihadistes ne sont toujours pas vaincus et que leurs éléments infiltrent de plus en plus l’administration et les forces de sécurité, en particulier dans le sud…
Il est vrai que cet embargo pénalisait pour l’essentiel le gouvernement somalien ! Ses adversaires bénéficient, eux, de soutiens plus ou moins ostensibles mais bien réels, à l’image de celui de l’Érythrée en faveur des shebabs, ou encore, dans le courant des années 2 000, de trafics orchestrés par des soldats de l’Amisom ; peu scrupuleux, ils vendent alors leurs propres armes à ceux qu’ils combattent en théorie ! Tous ces réseaux ont évidemment accentué la prolifération des armes légères, fructueux pour les différents groupes et milices, finalement peu affectés par l’embargo, contrairement aux forces gouvernementales, recréées avec la naissance du gouvernement fédéral de transition en novembre 2004.

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Réticences

Si les États-Unis, la Ligue arabe et l’Union africaine, entre autres, appuient la demande que vote à l’unanimité le Conseil de sécurité début mars et que Washington réfléchit déjà à des livraisons, la France et la Grande Bretagne se sont toutefois montrées réticentes lors des discussions. Londres et Paris craignent que ces équipements ne soient mal utilisés, notamment contre les civils, ou encore, détournés, alimentant ainsi… les groupes jihadistes, les clans divers et bien entendu, les pirates le long des côtes. Ils soulignent également le problème du marquage des armes, de leur suivi, des conditions de stockage… Corruption, considérations claniques de certains responsables ou officiers, infiltrations par les jihadistes pourraient donc bien conduire à la contrebande de ces matériels.

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De fait, c’est une « résolution-compromis » qui a été signée, afin de satisfaire tant les partisans de la levée de l’embargo que ceux de son maintien : cette levée n’est effective que durant douze mois à l’issue desquels la situation sera réévaluée, elle implique des conditions d’applications strictes, notamment sur le type d’armes, comme mentionné plus haut, mais aussi, sur l’obligation du SFG d’informer précisément l’ONU quant à ses acquisitions militaires, aux modalités de stockage et aux structures de ses forces afin de savoir à quelles unités seront distribués les équipements. Par ailleurs, la résolution 2093 met l’accent sur l’impérieuse nécessité du respect des droits de l’homme, le rôle des forces de sécurité dans la protection des civils et en particulier des femmes et des enfants.

Fournitures décisives ?

Certes, variantes de Kalachnikov, RPG-7, DShKM et autres mortiers de 82 mm sont nécessaires pour que les forces de sécurité nationales se substituent progressivement aux contingents de l’Amisom et aux interventions des troupes éthiopiennes. Cependant la quantité d’armes livrées à un gouvernement suffit rarement à emporter la décision dans un contexte nébuleux de guerre civile, avec des équilibres et des acteurs complexes, voire schizophréniques, sur une terre ravagée. Sans un pouvoir politique reconnu, perçu comme juste et synonyme d’espoir social et économique, capable d’engager des réformes – sur de très longues durées – avec la même ardeur que celle en faveur de la demande de la levée de l’embargo, peu importe le nombre de fusils d’assaut et de mitrailleuses qu’obtiendront des soldats à l’entraînement inégal, souvent démotivés, pauvres et accessoirement criminels, délégitimant par leurs exactions le pouvoir aux yeux des civils : rien ne changera.

Ceci étant dit, la décision du Conseil de Sécurité n’est pas juste à apprécier sous son aspect « inventaire d’un arsenal » : il convient de lire entre les lignes. Au-delà d’une levée partielle et restreinte de l’embargo, il s’agit d’un véritable test pour le SFG ; Hassan Sheikh Mohamoud dispose d’un an pour prouver que le pouvoir politique est en mesure de superviser correctement ses forces armées. Si les armes livrées ne disparaissent pas dans la nature ou qu’elles n’induisent pas une recrudescence des violations des droits de l’homme, alors, l’avenir à long terme de la Somalie ne sera peut-être plus tout à fait une utopie.

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>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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