Sénégal : moment de vérité pour Karim Wade
À l’heure où Karim Wade est mis en demeure de justifier l’origine de son patrimoine, l’arrêt intégral de la Cour de justice de la Cedeao, que Jeune Afrique a pu consulter en exclusivité, souligne la violation par la justice sénégalaise de plusieurs droits fondamentaux au détriment des anciens ministres d’Abdoulaye Wade, soupçonnés d’enrichissement illicite.
Le Sénégal attend depuis des mois leur face-à-face, qu’on anticipe aussi âpre qu’un combat de lutte. Ce vendredi 15 mars à 11 heures, Karim Wade, fils de l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade, est convoqué par le procureur spécial Alioune Ndao. Ce dernier doit le mettre en demeure de justifier, dans le délai d’un mois, l’origine de son patrimoine. Faute de quoi le délit d’enrichissement illicite sera constitué, ouvrant la voie à une véritable instruction – avec la possibilité d’un placement sous mandat de dépôt. Mercredi, accompagné par ses avocats, Karim Wade s’est rendu à la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI) pour prendre connaissance des pièces du dossier. Ils se sont retrouvés face à la montagne de documents accumulés par les enquêteurs.
Depuis près de neuf mois, ces derniers se sont en effet démenés afin d’estimer le montant du trésor indu dont ils soupçonnent Karim Wade d’être à la tête : comptes bancaires, possessions immobilières, participations dans des entreprises… Tout a été passé au crible. Des dizaines de témoins ont été entendus parmi les proches ou les relations d’affaires de l’ancien « ministre du Ciel et de la Terre », comme on le surnomme au Sénégal (il a cumulé les portefeuilles de la Coopération internationale, des Transports aériens, des Infrastructures et de l’Énergie de 2009 à 2012). Depuis l’été, lui-même a été longuement interrogé à six reprises par la section de recherche de la gendarmerie. Sous couvert d’anonymat, des sources proches de l’enquête affirment que les découvertes effectuées par les gendarmes laisseraient apparaître un patrimoine colossal, difficilement justifiable par les seuls revenus officiels de l’intéressé.
Trois manquements fondamentaux
Toutefois, la démarche procédurale adoptée lors de l’enquête préliminaire visant Karim Wade et ses compagnons du Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition) fragilise l’ambition de cette opération mains propres censée incarner la détermination du nouveau régime à lutter contre « la corruption et la concussion ». La décision rendue le 22 février dernier par la Cour de justice de la Cedeao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest), statuant dans le cadre d’une procédure accélérée en matière de violation des droits de l’homme, est relativement sévère envers la justice sénégalaise. Attendu depuis cette date, l’arrêt intégral de la juridiction régionale, que Jeune Afrique a pu consulter, détaille en effet trois manquement fondamentaux commis par l’État du Sénégal.
Le premier porte sur l’interdiction de sortie du territoire opposée à Karim Wade et à cinq autres anciens ministres. Sur ce point, l’arrêt de la Cedeao est sans ambiguïté : « Cette disposition ne peut concerner les requérants [Karim Wade et consorts, NDLR] puisqu’ils ne sont ni poursuivis en justice ni inculpés par une autorité judiciaire compétente. » Et pourtant, le lendemain même de la décision, une « opposition de sortie du territoire » cosignée par le procureur spécial de la CREI et un officier de la gendarmerie a été notifiée à Karim Wade et aux autres anciens ministres soupçonnés d’enrichissement illicite. Basée sur « les articles 33, 53 et 59 du code de procédure pénale », cette mesure est d’autant plus étonnante que ces mêmes articles, invoqués par les avocats de l’État sénégalais devant la Cour de la Cedeao, avaient été sèchement écartés par les magistrats au motif que ces textes « ne prévoient pas la mesure d’interdiction de sortie du territoire ». En conséquence de quoi, l’arrêt estime que la justice sénégalaise « viole leur droit à la liberté d’aller et venir ».
La fin justifie les moyens
La juridiction régionale ajoute que leur « droit à la présomption d’innocence » a lui aussi « été violé » suite aux déclarations tonitruantes du procureur spécial Alioune Ndao lors d’une conférence de presse, début novembre. Et dans le même paragraphe, la Cour note « que les requérants n’étaient pas assistés de leurs conseils pendant leurs auditions » préliminaires, ce qui aurait dû être le cas.
Du côté du PDS, on dénonce un « acharnement politique sélectif » visant à décapiter le parti à un an d’élections locales importantes et à dissuader toute candidature de Karim Wade à la présidentielle de 2017. Une source gouvernementale affirme, à l’inverse, que « la traque des biens mal acquis est un processus long », justifiant la durée des enquêtes préliminaires par « la nécessité de réunir des éléments de preuves ». Dressant un parallèle avec le Plan Vigipirate, en France, la même source explique les mesures dérogatoires appliquées aux anciens barons du régime Wade par la lutte nécessaire contre le détournement des deniers publics. En matière d’enrichissement illicite comme de terrorisme, apparemment, la fin justifie les moyens.
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